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[Bande dessinée] «Idéal», quand le passé reste à venir


oman graphique mélancolique et poétique où perte du désir rime avec recours aux intelligences artificielles. (Image Sarbacane)

Un nouveau duo de choc est né dans la BD française : Baptiste Chaubard et Thomas Hayman signent Idéal, roman graphique mélancolique et poétique où perte du désir rime avec recours aux intelligences artificielles. Grandiose.

L’histoire

Japon, 2160. Les androïdes ont envahi la vie quotidienne, partout sauf sur l’île de Kino, où le temps semble s’être figé. Mais pas pour Hélène et Edo. Pianiste de renom, Hélène voit en effet sa place au sein de l’orchestre philharmonique mise en péril depuis l’arrivée d’une musicienne plus jeune et plus talentueuse. De son côté, Edo sent que son désir pour sa femme s’étiole peu à peu. Mais quand on transgresse les lois, le prix à payer peut s’avérer élevé…

Amour, gloire et beauté sont, on le sait, des mots qui font rêver. Mais que reste-t-il de tout cela quand l’amour et la beauté s’émoussent, et que la gloire ne semble être plus qu’un souvenir de jeunesse devenu inatteignable? Voilà la principale question qui hante Idéal, roman graphique empreint de mélancolie qui marque l’arrivée de deux nouveaux venus dans le monde du 9e art, Baptiste Chaubard (scénario) et Thomas Hayman (dessin). Le premier, libraire de profession, est né à Angoulême – autant dire que la BD coule dans ses veines.

Le second, à cheval entre les arts graphiques et l’architecture, fait montre d’un coup de crayon que l’on n’oubliera pas de sitôt; ses peintures et illustrations sont déjà apparues en couverture d’ouvrages d’Italo Calvino ou Stephen King, d’autres commandées par le Louvre et le Centre Pompidou. Ensemble, ils signent ce récit d’anticipation qui prend le genre à contresens, décalant le regard sur le futur pour se placer à hauteur d’humains, en racontant l’étiolement du désir et la transgression des tabous avec, en toile de fond, l’état de nos sociétés à venir.

Le Japon comme décor

Nos deux nouveaux prodiges de la BD sont français, oui, mais c’est bien le Japon qui sert de décor à leur roman graphique. Sur l’îlot (imaginaire) de Kino, plus précisément, en 2160 : le seul endroit sur Terre qui résiste encore et toujours à l’envahisseur numérique, et notamment aux androïdes, devenus indispensables à la vie quotidienne.

C’est là que vivent Hélène, prodige française du piano, et Edo Nishimaru, son mari, fils du fondateur de cette communauté ultrariche qui a banni les nouvelles technologies afin de préserver un mode de vie traditionnel. Elle a pratiquement perdu l’usage d’une main à la suite d’un accident, ce qui compromet sa place au sein de la Philharmonie; lui semble avoir perdu toute forme de désir pour son épouse. Dans une double tentative de sauver son couple et sa place dans l’orchestre, Hélène franchit l’impensable : amener sur l’île une «IAH» (intelligence artificielle humanisée) semblable à elle en tout point… vingt ans plus tôt.

Voilà comment se forment les perles. Elles sont des blessures enveloppées de douceur et de beauté

Au fil des pages de cette première œuvre, sensible et d’une grande beauté, viennent en tête deux autres BD récentes, remarquables et signées de jeunes auteurs français : Total, pépite SF complètement déjantée d’Ugo Bienvenu sur la toute-puissance du fric, et Ama : Le souffle des femmes, de Franck Manguin et Cécile Becq, qui envoyait à la fin des années 1960 une jeune Tokyoïte sur une île uniquement peuplée de femmes et strictement ancrée dans une tradition millénaire. Sans pour autant opter pour le ton effronté du premier ni le regard quasi documentaire du second, Idéal se situe quelque part entre les deux.

Outre l’omniprésence des intelligences artificielles – vues donc du côté de ceux qui les rejettent –, les auteurs laissent entrevoir un XXIIe siècle marqué par l’ultraconservatisme, une culture de l’inégalité toujours plus dangereuse pour ceux qui en font les frais (les femmes, notamment les plus âgées et les plus pauvres) et la destruction pratiquement totale de la faune et de la flore mondiale… De quoi se demander à quoi le titre fait référence : à cette île, le dernier morceau de notre planète laissé intact mais coupé du monde, ou au pouvoir (supposé) salvateur des technologies? Pour brouiller un peu plus les pistes, rappelons que le nom du père d’Edo, à qui l’on confère ici une aura divine, s’appelait… Hideo.

Magnétisant, désabusé et sublime tout à la fois, Idéal préfère d’ailleurs aux bavardages le pouvoir évocateur des illustrations, avec ses longs chapitres sans paroles, et ses dialogues parfaitement ciselés. Les couleurs vives, réalistes dans un monde irréel (pour l’instant encore), égayent un dessin qui regarde vers la délicatesse et l’épure des estampes japonaises. Le tout, couplé à un découpage qui guide à lui seul la narration, marque clairement la naissance d’un tandem que l’on a hâte de voir revenir en librairies, avec le même talent et la même poésie : Chaubard et Hayman, un duo… idéal.

Idéal, de Baptiste Chaubard (scénario) et Thomas Hayman (dessin). Sarbacane.

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