Après son grand succès à Cannes, « Emilia Pérez » sort aujourd’hui. En faisant fusionner la comédie musicale, le mélodrame, le polar et les réflexions sur la transidentité, Jacques Audiard réalise un film qui ne ressemble à rien, sinon à un chef-d’œuvre. Interview.
Un héros très discret (1996) adaptait le roman de Jean-François Deniau et The Sisters Brothers (2018), celui de Patrick deWitt. Pour Emilia Pérez, vous n’avez repris qu’un passage d’Écoute de Boris Razon (2018). Pourquoi ?
Jacques Audiard : En effet, à part cette scène avec un narco qui veut faire une transition, je n’ai rien gardé d’autre du livre de Razon. Je me suis focalisé sur cette proposition, que lui ne développait pas. Pour le reste, j’ai tout changé : le personnage joué par Zoe Saldaña, par exemple, était un avocat, et non pas une avocate. Et, au début, ça s’appelait « opéra », puis « comédie musicale » – ou « drame musical ».
Il y avait déjà cette intention d’opéra, avec Alexandre Desplat, pour Un héros très discret…
Ça nous avait caressé l’idée, de faire un petit opéra, un peu à la manière de Bertolt Brecht. Mais on a laissé tomber. Cela dit, il en reste des séquelles dans le film, sous la forme d’interventions d’un quatuor. Au début du projet Emilia Pérez, j’avais écrit un traitement d’une trentaine de pages, divisé en actes : ça ressemblait plus à des tableaux qu’à des séquences, composés de personnages archétypaux, justement comme à l’opéra.
La musique a toujours occupé une place importante dans votre œuvre, des collaborations avec Alexandre Desplat donc, jusqu’à vos clips pour Alain Bashung, en passant par la bande originale de Rone sur Les Olympiades (2021). Pour Emilia Pérez, vous avez fait appel à Camille et Clément Ducol.
Quand j’étais à la recherche de musiciens, j’ai interrogé Nick Cave, Tom Waits ou encore Damon Albarn. Mais je me suis rendu compte qu’il fallait que je travaille avec quelqu’un qui soit proche de moi, sur le plan géographique et au niveau de la langue. Philippe Martin, un ami producteur très mélomane, m’a suggéré quelques noms. Et le premier, ça a été Clément Ducol, que j’ai rencontré. Très vite, Clément m’a dit que le projet l’intéressait, et sa compagne aussi. Sauf que je ne savais pas encore qu’il s’agissait de Camille.
Avec Sur mes lèvres (2001), vous réalisiez un beau portrait de femme, il en allait de même avec De rouille Et d’os (2012). Dans Emilia Pérez, les quatre personnages principaux sont des femmes. Pourquoi votre cinéma est-il souvent qualifié de « masculin » ?
Les gens prennent les choses comme ils veulent, la critique aussi. Je n’ai jamais vraiment bien compris. Mon premier film s’appelle Regarde les hommes tomber (1993), c’est un programme que j’applique à la lettre. Ce qui m’intéressait, c’était le statut des héros masculins. Marx, le personnage de Jean-Louis Trintignant, on aurait dit, dans le cinéma italien, que c’est un « fanfaron »! Quand vous tournez un film comme Un prophète (2011), qui se passe dans le milieu carcéral, il y aura forcément des hommes. Bon, sauf s’il s’agit d’un film sur une prison de femmes.
Les actrices d’Emilia Pérez ont-elles changé la direction du projet ?
Un élément clochait dans le scénario, et le casting m’a révélé l’erreur. C’était la question de l’âge. Dans le projet originel, Rita avait 25 ans, et Manitas, la trentaine. J’ai fait des castings, au Mexique, à Los Angeles, et ça ne marchait pas, je ne trouvais pas. Les trans étaient trop jolies et ne jouaient pas toujours très bien. J’ai découvert, à peu près simultanément, Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña. Karla a cinquante ans et Zoe, la quarantaine. En apparaissant, elles ont réécrit leurs personnages. Avoir ces âges-là, ça signifie avoir un passé. Un personnage de 35 ans, c’est un jeune adulte; son histoire sera encore un peu limitée
Que vous a appris Karla Sofía Gascón à propos de la transidentité ?
Karla a fait sa transition il y a six-sept ans. Avant de s’appeler Karla, elle s’appelait Karl. Et Karl était comédien, beau gosse, il faisait des films au Mexique. Le cinéma, c’est inscrit chez Karl/Karla : il était comédien, elle est comédienne. La transition reste, bien évidemment, un moment important de sa vie, mais c’est derrière. Quand je lui posais des questions, ses réponses ne portaient pas sur la culture LGBTQIA+, elle me parlait d’elle. Elle me racontait sa souffrance, les diverses humiliations qu’elle avait pu subir et, aujourd’hui, son soulagement. Après, il y a de quoi réfléchir, il y a de quoi se dire qu’on est, quand même, coincés. Un jour, elle m’a présenté sa fille, ainsi que la femme avec qui elle était mariée, quand elle était Karl. Elles vivent toujours ensemble. Face à une telle fluidité et une telle liberté, je suis ébahi, j’adore.
Ce qui m’intéresse, avec les langues que je ne comprends pas, c’est la musicalité
La filiation, n’est-ce pas l’un des sujets d’Emilia Pérez ?
Pour moi, ça serait plutôt : est-ce que la violence des pères est une fatalité? Est-ce que la transition de genre représente une possibilité de changement? Il s’agit, en tout cas, d’une évolution à laquelle croit Emilia.
Le film est en espagnol, une langue que vous ne comprenez pas : est-ce que ça a changé quelque chose à la fabrication du film ?
Je suis obligé de m’interroger là-dessus, car il est vrai que, depuis un moment, je quitte ma langue. C’était déjà à l’œuvre dans Un prophète, mais aussi, à une autre échelle, dans Les Olympiades, avec Lucie Zhang et le mandarin. Le point extrême, c’est Dheepan (2015), avec des acteurs qui parlent en tamoul. Je pense que ce qui m’intéresse, avec les langues que je ne comprends pas, c’est la musicalité. Si, à l’arrivée, il y a une comédie musicale, tout fait sens.
D’un côté, vous avez dirigé Marion Cotillard. De l’autre, Antonythasan Jesuthasan, qui était alors un acteur débutant sur Dheepan, idem pour Tahar Rahim avec Un prophète. Dans Emilia Pérez, il y a Zoe Saldaña, une actrice coutumière des blockbusters, et Selena Gomez, la femme la plus suivie d’Instagram. Comment parvenez-vous à faire cet écart entre acteurs amateurs et stars énormissimes ?
Je ne sais pas si c’est une démarche consciente. Ça suppose que vous répétiez beaucoup. Peut-être que je ne le faisais pas avant, alors que je le fais, désormais, systématiquement. La question s’était posée sur Les Olympiades : comment diriger des comédiennes qui ont une expérience de jeu et une autre qui n’en a strictement pas? Avec Lucie, on a beaucoup répété. Quelques jours avant le tournage, j’avais loué une salle de théâtre, et j’avais fait un filage complet du film, avec toutes les actrices jouant leur rôle. Comme ça elles se voyaient jouer, et ça a été très utile. Pour Emilia Pérez, il y avait une obligation de ce travail de répétition, parce qu’il y avait trois dossiers : le dossier scénario, le dossier musique, et, géré par Damien Jalet, le dossier chorégraphie. Au fil de ces répétitions, le scénario évoluait là aussi.
Est-ce que la transition de genre représente une possibilité de changement?
Selena Gomez a travaillé avec Benoît Debie sur Spring Breakers (Harmony Korine, 2012), votre chef opérateur sur The Sisters Brothers : c’est par son biais que vous l’avez rencontrée ?
Pas du tout. Comme je cherchais quelqu’un pour le rôle de Jessi, les agents, à Los Angeles, avait dû me souffler le nom de Selena, mais aussi celui de Zoe – des actrices que je connaissais peu. En effet, j’avais vu Selena dans Spring Breakers, mais ça remonte, puis dans A Rainy Day in New York (Woody Allen, 2018). On s’est rencontré un matin, dans un bistrot à New York. Au bout de dix minutes, j’ai voulu que ça soit elle. Ça a été si rapide qu’il me semble qu’elle ne m’a pas trop cru. J’ignorais, à ce moment-là, à quel point elle était célèbre. Il y a quelque chose chez elle qui me trouble beaucoup, elle a un visage de poupée, ce visage de jeune fille qui n’en est plus une, cette juvénilité maintenue, et cette voix si étrange. Aussi, j’ai senti une certaine fragilité chez Selena, qui est une « femme de pouvoir ».
Comme vous avez commencé à faire des films à l’âge de 42 ans, vous avez affirmé que, contrairement à un réalisateur tel qu’Arnaud Desplechin, votre cinéma n’était pas générationnel : vous le pensez toujours ?
Arnaud Desplechin, Pascale Ferran ou Eric Rochant ont eu cette chance – et ce pouvoir. Ils avaient le même âge et sortaient des mêmes écoles. Ils ont fait un cinéma notablement générationnel. Leurs films documentent une génération, là où, moi, je ne pouvais pas être dans leur situation. J’ai donc commencé par le film de genre. Pendant ce temps, ils ont continué à développer ce fil générationnel, alors que j’étais obligé, à chaque fois, de changer de forme de film, comme un présent sans cesse renouvelé.
Les Olympiades est pourtant un film totalement connecté à son époque. Ce qui est amusant, c’est qu’il est en noir et blanc.
Ah oui, là, je me suis dit que je n’avais pas fait de premier film, au sens où le film français serait un genre particulier. J’ai pris l’idée au pied de la lettre, donc j’ai fait un « premier film » comme s’il s’agissait d’un genre.
Emilia Pérez est un film « très 2024 », aussi bien dans la forme visuelle – à travers la photo de Paul Guilhaume – que dans le fond, vous ne trouvez pas ?
C’est possible. Comme, à l’origine, j’avais pensé à un opéra, je me suis dit qu’il fallait que j’y fasse entrer de la vie, de la « mexicanité ». J’ai eu trois sessions de repérages au Mexique, donc avec des décors naturels. Chaque session me déprimait un peu plus que la précédente, mais je ne comprenais pas pourquoi. Un jour, Philippe Martin, ce même ami producteur, m’a dit qu’il était persuadé que je faisais le film en studio. En réalisant ça, j’ai percuté : bien sûr que le film devait être fait en studio. Son ADN, c’est l’opéra. Ce que je n’arrivais pas à voir dans le décor naturel, c’était la stylisation. Or je savais que je devais faire un film très stylisé. Et j’ai pu y parvenir avec le studio. Est-ce que ça donne une image, comme vous dites, « très 2024 »?
Dans la première partie de votre filmographie, quatre-cinq ans se déroulent entre chaque sortie de film et, depuis Un prophète, l’écart s’est réduit à trois. Emilia Pérez est votre dixième long métrage : est-ce que, comme Tarantino, ça pourrait être le dernier? Ou, au contraire, est-ce qu’on peut s’attendre à un nouveau film dans… deux ans ?
Je n’ai pas assez de surplomb, et encore moins ces jours-ci, sur ce que j’ai fait. L’autre jour, on m’a interrogé à propos de Sur mes lèvres : j’ai dû arrêter la session, parce que je ne me souvenais de rien. J’ai toujours un projet d’avance, sous une forme ou une autre; soit j’ai lu quelque chose, soit j’ai eu telle idée. Je sais alors ce qui m’attend dans les mois qui suivent la sortie du film que j’ai fait. Là, j’avais un film d’avance, mais c’était Les Olympiades, sauf qu’il n’est plus « d’avance », il est bien derrière. Je n’ai rien devant. Est-ce que c’est le dernier? Je n’en sais strictement rien. Le dixième film, c’est l’âge de sagesse?