Accueil | A la Une | Isabelle Medinger : «Il manque de vrais concepteurs d’infrastructures routières»

Isabelle Medinger : «Il manque de vrais concepteurs d’infrastructures routières»


«Chaque année, quelque 1 600 permis en moyenne sont retirés parce que les conducteurs affichent un taux d’alcool supérieur à 1,2.»

Au Luxembourg, il faut que les infrastructures incitent les usagers de la route à lever le pied. Les gros bacs de fleurs, les lignes blanches et les changements de panneaux ne suffisent pas, estime la directrice de la Sécurité routière, Isabelle Medinger.

Retrouvez toutes nos interview du lundi dans notre rubrique dédiée

Quelle idée vous faisiez-vous de la Sécurité routière à votre arrivée comme directrice de l’ASBL en 1998 ?

Isabelle Medinger : Je pense que c’était exactement ce que j’ai trouvé et ce que j’avais imaginé. Une ASBL qui œuvre avec des moyens assez modestes sur le plan national eu égard aux défis qu’elle doit relever.

Quelle est la première mesure que vous avez initiée ?

C’était une action dont je ne suis pas très fière : le pick-up. Le principe consistait à faire appel à des bénévoles qui étaient disposés à ramener les gens chez eux après une soirée. La campagne fut assez chère, nous avions Tango comme partenaire sur cette action et Mady Delvaux était encore ministre des Transports. Nous avons déployé beaucoup d’efforts, mais cela n’a pas eu le succès escompté. Je reconnais aujourd’hui que c’était assez irréaliste comme idée.

Vous citez Mady Delvaux, avec qui vous avez travaillé à vos débuts. Depuis 1998, les ministres se sont succédé. Est-ce que les changements sont palpables à chaque élection ?

Les ministres ont changé, les styles aussi, mais les fonctionnaires avec lesquels j’ai travaillé sont restés les mêmes, donc il y a une certaine continuité. Le permis à points, par exemple, est sorti relativement vite après le départ de Mady Delvaux, qui avait d’autres gros dossiers à gérer, mais celui-ci était déjà prêt dans les tiroirs.

On se souvient du débat animé à la Chambre des députés pour faire passer le taux d’alcool toléré de 0,8 à 0,5 grammes d’alcool par litre de sang…

Si les décideurs avaient été plus courageux à cette époque, on serait déjà plus avancé sur d’autres sujets ayant trait à la sécurité routière. Tout le monde se souvient du scandale que le passage au taux de 0,5 a suscité, et pas seulement à la Chambre des députés. Beaucoup pensaient que plus personne n’aurait de permis de conduire avec cette mesure associée en plus au permis à points. Évidemment, rien ne s’est passé comme l’avaient prévu les détracteurs de ces mesures nécessaires et logiques.

Aujourd’hui, plus personne ne les conteste. Tous les pays voisins l’ont fait avant nous et il est toujours bon de copier les bons exemples. La France était d’ailleurs précurseure dans ce domaine. Dans les années 2000, il y a eu beaucoup de changements en France et c’est Jacques Chirac qui avait décidé de la fin de l’impunité sur les routes.

Je me souviens avoir lu dans l’un des avis des chambres professionnelles, je ne sais plus laquelle exactement, au sujet du projet de loi abaissant le taux à 0,5, que ce serait un drame pour la vente des vins luxembourgeois déjà mis à mal par la concurrence sévère des producteurs étrangers. Certains arguments en faveur du maintien du taux à 0,8 étaient tout simplement ahurissants.

Le meilleur exemple reste-t-il la Suède, qui a décrété il y a fort longtemps la tolérance zéro, c’est-à-dire pas d’alcool du tout pour les conducteurs ?

La Suède a vraiment vingt ans d’avance sur nous, mais elle est culturellement plus éloignée de nous. La Suède a une politique répressive vraiment dissuasive. Les pays nordiques ont d’ailleurs les meilleurs résultats. C’est comme cela que fonctionne l’être humain, si on ne le punit pas, il ne prend rien au sérieux. Chez les Anglais, c’est pareil, si un conducteur est positif à l’alcootest, il est traité comme un criminel. Là-bas, personne ne prendrait le volant après avoir consommé deux verres d’alcool.

Le Luxembourg a-t-il encore une trop grande tolérance ?

Oui. Une tolérance beaucoup trop grande et qui est très difficilement compréhensible. Quand on prend le volant, on ne boit pas, c’est tout. Je ne parle pas forcément de tolérance zéro, pour moi le taux de 0,5, c’est déjà bien. Il faut savoir, en revanche, que chaque année quelque 1 600 permis en moyenne sont retirés parce que les conducteurs affichent un taux d’alcool supérieur à 1,2. C’est énorme !

Raoul, le chauffeur qui reste sobre pour ramener les autres à bon port, est arrivé. La Sécurité routière est-elle encore sollicitée pour mettre la mallette Raoul, qui contient des éthylotests, à la disposition des organisateurs d’événements ?

Oui, et d’ailleurs, il y a de plus en plus d’entreprises qui, lorsqu’elles organisent des évènements, demandent la mallette. On ne croule pas sous les demandes, mais chaque année, on nous sollicite un peu plus. C’est une manière discrète et efficace de rendre les personnels attentifs à l’alcoolémie au volant. La mallette est là et ceux qui le veulent peuvent l’utiliser. À l’époque, la Sécurité routière avait un stand préventif avec la gendarmerie – qui existait encore à ce moment-là – lors de nombreux évènements festifs, comme le Picadilly.

Puis la gendarmerie, en toute logique, a estimé qu’il fallait passer au répressif et a fait des contrôles, mais ce n’est pas systématique. Je dois dire que les choses ont évolué dans le bon sens. Sans vouloir dire que les jeunes ne boivent pas, ils sont mieux organisés et n’ont plus la même insouciance que ceux qui prenaient le volant il y a vingt ans. Je pense que le pire est derrière nous et que les attitudes ont changé.

Dans quelle mesure les radars, que les usagers considéraient comme des pièges et des tiroirs-caisses pour l’État, ont-ils participé à réduire le nombre d’accidents ?

Les radars ont fait évoluer les mentalités aussi. La plupart des gens respectent les limitations de vitesse. Tout le monde peut aujourd’hui être averti par son GPS de la présence des radars fixes, qui sont également annoncés par des panneaux, et si on n’est toujours pas capable de respecter la vitesse indiquée, il n’y a plus d’arguments pour ceux qui pensent encore s’être fait piéger par un radar. La vitesse reste le facteur aggravant pour les accidents de la route. Il faut d’ailleurs relever que le projet de loi concernant la mise en place des radars fixes est passé à l’unanimité à la Chambre des députés.

La limitation à 30 km/h, je pense que ça se fera tôt ou tard

Les infrastructures sont-elles aussi un facteur aggravant ?

C’est un des facteurs les plus importants. Tout le monde peut encore avoir en mémoire des carrefours très accidentogènes que l’on a remplacés par des ronds-points ou améliorés par l’installation de feux tricolores. Dans les années 70, on comptabilisait encore 132 morts, aujourd’hui, c’est moins de 30. De nombreuses vies ont aussi été sauvées grâce à de meilleures infrastructures.

La diminution de la vitesse à 30 km/h dans les communes, que revendique la Sécurité routière, fait beaucoup réagir…

Nous ne voulons pas mettre des zones 30 partout et en faire une règle. Il ne suffit pas de changer les panneaux et de se dire que l’affaire est conclue. Il faut que dans les futurs projets et dans l’existant, l’infrastructure incite à lever le pied, car c’est elle qui guide le conducteur et qui fait la musique. Beaucoup de zones 30 ne sont pas accordées par l’État justement parce que l’infrastructure ne s’y prête pas.

Comment améliorer l’existant pour introduire cette limitation ?

Les communes ont beaucoup de responsabilités et ne s’en rendent pas toujours bien compte. Un exemple : placer de grands bacs de fleurs en béton pour rétrécir les entrées des villages, ce n’est pas la meilleure idée, car pour les cyclistes, contourner cet obstacle peut être très dangereux. Il manque au Luxembourg de vrais concepteurs d’infrastructures routières pour intégrer tous les usagers de la route, et surtout des infrastructures clémentes pour tous.

Par contre, les parkings, on ne les oublie pas. Il faut préciser qu’au sein des Ponts et Chaussées, une cellule est chargée, pour chaque nouvelle construction, de veiller à ce que les aspects de la mobilité douce soient respectés dans le projet. Le ministre François Bausch avait aussi créé la même cellule au sein de son ministère. Je me demande si ces cellules sont toujours actives, parfois on s’interroge.

La Sécurité routière était-elle associée à ces cellules ?

Oui, nous avons eu de nombreux groupes de travail « mobilité douce » sous François Bausch et nous avions l’impression que cela avançait bien, avec des documents qui ont été édités, dont le plan mobilité 2030 qui reste un réel concept.

Faudrait-il publier les rapports des accidents graves ?

Il existe depuis 2008 l’administration des Enquêtes techniques qui analyse les accidents de train ou d’avion, et ses objectifs ont été élargis aux accidents de la route sous le ministre François Bausch, pour répondre à une revendication de la Sécurité routière. Mais cela reste une enquête technique qui n’analyse pas le comportement humain, mais qui complète le rapport de la police qui, elle, fait des statistiques.

(Photo : Philippe Reuter/Revue)

Et les piétons dans tout ça ? Sont-ils parfois oubliés parmi les usagers ?

Nous sommes tous d’abord des piétons avant d’être assis dans des voitures. La composition des usagers de la route est très mixte et l’exemple de la rue des Trévires à Bonnevoie où le cycliste est prioritaire, mais sans aménagement adéquat, n’est pas forcément l’exemple à suivre, car on s’est contenté de transformer une rue qui était destinée aux voitures en rue cyclable et la cohabitation avec les automobilistes ne se passe pas toujours bien.

La mobilité douce devrait plutôt être prioritaire sur des axes où l’on trouve une certaine mixité, comme des commerces, des zones résidentielles, des places publiques, des écoles, etc. Évidemment, cela devient plus compliqué sur des axes où c’est la voiture qui domine, où l’on trouve moins de piétons.

Les espaces partagés, en somme, devraient être la norme en zone urbanisée. La première fut inaugurée à Bertrange, mais elle n’a pas fait beaucoup de petits…

Disons qu’à Luxembourg, il y a des espaces partagés sur certains tronçons. Celui qui débute rue Notre-Dame est un peu chaotique au début, mais cela marche plus ou moins bien à l’endroit où l’on trouve les commerces. Depuis le covid, il faut noter aussi qu’il y a beaucoup plus de terrasses et une autre mobilité. L’espace partagé prend alors tout son sens.

À Bertrange, cela marche très bien à l’heure de la sortie des écoliers, mais sinon ce n’est pas toujours bien compris. Cela ne sert à rien de faire des espaces partagés si l’espace ne s’y prête pas. Il faut des quartiers animés pour que ça marche, sinon c’est difficilement accepté. Il faut surtout arrêter de croire que l’homme mobile, dans sa voiture, est le roi du monde.

Sa nature première, c’est d’être un piéton et tout le reste est artificiel. On a donné toujours plus de place à la voiture et c’est difficile de revenir en arrière, mais pas insurmontable. La limitation à 30 km/h, je pense que ça se fera tôt ou tard. C’est aussi une question de qualité de vie. Mais il faut que ce soit bien fait, avec plus de verdure et moins de béton pour inciter les usagers de la route à flâner, à s’attarder sur de belles choses.