Claudia Monti va bientôt achever son mandat unique de huit ans en tant qu’Ombudsman du Grand-Duché de Luxembourg. Elle livre ici son sentiment sur sa mission et sur un monde qui change.
Vous étiez avocate avant d’intégrer la médiation, quelles sont les différences entre les deux métiers?
Claudia Monti : Je dirais que l’on analyse différemment les textes de loi. En tant qu’avocate, c’était plus facile puisque je regardais les choses du point de vue de la défense. Le médiateur regarde les deux côtés puisqu’il est neutre, c’est une autre optique. Mais mon expérience d’avocate m’a beaucoup aidée quand même parce que je me mettais toujours dans la tête du procureur pour savoir ce qu’il pourrait avancer comme arguments et comprendre les décisions. C’est ce que l’on fait ici, on essaye de comprendre les décisions des administrations par rapport aux lois.
Justement, les gens qui ne comprennent pas certaines décisions se tournent de plus en plus souvent vers vous. Vous avez donné plus de visibilité à l’institution?
Je dirais surtout que les gens sont aussi de plus en plus conscients qu’ils ont des droits et se montrent assez déterminés à les faire valoir. À noter, également, que nous sommes parvenus depuis un an et demi à faire en sorte que toutes les administrations mentionnent sur leur décision qu’un recours gracieux est toujours possible auprès de l’Ombudsman. Mon équipe et moi avons bataillé pour obtenir cette mention. Certains ministères l’ont fait spontanément avant notre requête, car ils ont vu la plus-value que nous pouvions apporter. D’autres administrations ont rechigné, mais à l’époque, une circulaire du Premier ministre, Xavier Bettel, leur a enjoint de le faire.
Quand vous avez présenté votre dernier rapport d’activité, vous avez déclaré aux députés que vous trouviez les lois très sévères dans de nombreux cas et qu’il fallait faire appel au bon sens… Avez-vous été entendue?
Cela dépend des administrations. Celles qui étaient rigides le restent, et celles qui étaient plus ouvertes font preuve de plus de souplesse. Je parle aussi bien des communes que des ministères. Par exemple, des communes font preuve de plus de bon sens que d’autres en ce qui concerne le registre d’attente pour les inscriptions au registre de la population. Certaines nous disent qu’il faut arrêter d’accueillir tout le monde parce qu’elles sont à saturation et je le regrette, car d’autres avancent alors le même argument.
Si tout le monde était un peu plus ouvert, cela aiderait, mais ce n’est pas le cas. Beaucoup nous disent que si des règles existent, c’est pour qu’elles soient respectées. Une administration m’a dit que si on commençait à faire des exceptions, on n’avait plus besoin de règles. Je pense que le législateur n’était pas toujours partant pour une rigidité extrême parce qu’il existe des situations qui ne sont pas prévisibles. Je suis la première à me plaindre de l’absence de mesures de transition, par exemple. Quand un administré dépose un dossier qui se retrouve en bas de la pile et qu’entretemps la loi a changé, il faut appliquer l’ancien texte qui était encore en vigueur lors du dépôt du dossier.
Ce qui est rageant aussi, c’est lorsqu’il y a un arrêt de la Cour constitutionnelle pour un cas précis, mais que la loi n’a pas encore changé, alors les administrations continuent à appliquer des décisions contraires à la Constitution. Tout le monde n’a pas les moyens ni la force de faire des procès. Je parle ici des problèmes souvent liés aux allocations familiales pour les frontaliers. L’administration fiscale, quant à elle, est particulièrement rigide avec ses taxations d’office qui sont ridiculement exagérées. Demander plus d’argent à un contribuable qui n’en a jamais gagné autant, cela va contre le bon sens. Il y a souvent de la misère, des accidents de la vie derrière certains dossiers.
Je veux bien que l’on ne puisse pas connaître toutes les lois, mais alors on s’instruit
Avez-vous eu l’occasion de constater également un manque de connaissance des lois ou de mauvaises interprétations de la part des ministères et des administrations communales?
Oui, bien sûr. Je suis plutôt indulgente avec certaines communes, mais quand on refuse tout bonnement de connaître certaines lois, je suis moins contente et je le dis. Je veux bien que l’on ne puisse pas connaître toutes les lois, mais alors on s’instruit. Certaines administrations m’ont dit aussi que si les gens n’étaient pas contents, ils n’avaient qu’à s’adresser aux tribunaux. Ce n’est pas le genre de réponse qui me réjouit. Souvent, aussi, certains essaient de nous avoir à l’usure en nous fixant des rendez-vous à la saint-glinglin, surtout pour des visites sur place auxquelles je tiens pour me faire une idée réelle de la situation.
Avez-vous aussi des « bons élèves »?
Oui, heureusement! Il y a des administrations qui reconnaissent leurs erreurs plus facilement que d’autres, plus butées. Par exemple, le Fonds du logement, qui n’est pas une institution des plus populaires, fait preuve de beaucoup de flexibilité et d’humanité.
Vos prédécesseurs et vous-même avez émis de nombreuses recommandations à l’adresse des administrations, certaines sont restées lettre morte…
Nous avons des statistiques et notre haut taux de réussite de l’ordre de 85 % dans ce domaine signifie que l’on a reçu des réponses effectivement, pas forcément qu’elles ont été suivies.
Vous plaidiez pour que les courriers administratifs soient rédigés dans un langage simple et clair, est-ce enfin le cas?
C’est difficile de donner une réponse claire à cette question. Quelques-uns essayent au moins. Évidemment, tous les juristes hésitent énormément avec le langage clair prétextant qu’un avocat trouvera toujours le moyen de contester une formule. J’essaie d’expliquer aux gens, dans un langage clair, la situation telle qu’elle se présente en ajoutant toujours que c’est le texte de la loi qui fait foi. Si les administrations suivaient cet exemple, en énonçant les choses simplement et en ajoutant le texte législatif faisant foi, elles pourraient très bien, sans aucun préjudice, être un peu plus claires. Je dois reconnaître que simplifier un énoncé est bien plus difficile que je ne le pensais. C’est parfois plus efficace de faire venir les gens et de leur parler. On peut écrire plusieurs courriers et la personne n’a toujours pas compris. Je ne suis pas une amie de la digitalisation, même si c’est un outil formidable de simplification administrative, mais il faut remettre de l’humain dans les échanges.
Le once only, qui a pour but une simplification des démarches administratives, notamment dans la lutte contre la pauvreté, vous satisfait-il?
C’est une très bonne idée, il faut voir comment cela va fonctionner. Je veux bien donner une chance au concept, mais il y aura toujours des personnes qui vont trouver que c’est une mauvaise idée parce qu’on devient ce citoyen transparent et cela a quelque chose d’effrayant. Il ne faut pas les oublier ces gens qui n’ont pas envie qu’une administration, quelle qu’elle soit, puisse mettre le nez dans tous leurs documents. Il n’y a plus de secrets pour personne.
En revanche, la simplification des démarches procédurales à accomplir pour obtenir une aide étatique, c’est très bien. Et c’est encore mieux que l’État envoie de manière proactive le bon formulaire au citoyen, qui n’aura plus qu’à le signer et à le renvoyer. On parlait des administrations qui ne connaissent pas les lois.
Mais il y a aussi des employés ou fonctionnaires qui n’ont jamais appris un langage digne face à la misère. Ceux qui demandent des aides de l’État se sont vu parfois reprocher d’avoir emmené leurs enfants au cinéma. Ils épluchent leurs extraits bancaires, décortiquent leur vie et s’offusquent parce qu’une maman est allée une fois au restaurant. Les personnes dans la misère ont souvent l’impression de se faire juger par ceux qui sont censés les aider. Il y en a qui n’ont pas la fibre humaine, qui sont désabusés, qui sont maladroits. Trop souvent, les administrations voient la fraude partout.
Vous avez des contacts avec les offices sociaux?
Oui et régulièrement. J’en suis très contente. On est demandeurs de ce genre d’échanges et ceux qui travaillent dans les offices sociaux le sont tout autant. Ils ont aussi besoin de savoir comment ils sont perçus par les gens qui viennent les voir. Des offices sociaux nous contactent maintenant directement pour savoir si on peut s’occuper de certains cas. Nous avons réussi à établir un vrai dialogue qui, j’espère, contribue à l’humanisation des relations entre les administrations et les citoyens.
Est-ce que vous ressentez auprès de vos interlocuteurs, dans les ministères et les communes, un manque de volonté grandissant pour l’accueil des réfugiés?
Oui, clairement. Les réfugiés sont de bons boucs émissaires pour tout et n’importe quoi, surtout ceux qui sont un peu plus exotiques. On les rend responsables de la pénurie de logements, de la montée du chômage, de l’inflation, de la hausse de la criminalité, de l’insalubrité de certains lieux. On oublie simplement qu’il y a toujours eu des réfugiés et que ces personnes dont on ne veut pas font les travaux que les autres ne veulent pas faire. L’Horesca crie au manque de personnel, mais les réfugiés ne peuvent pas travailler. Subitement, on se soucie de nos pauvres sans-abri luxembourgeois qu’on a oubliés pendant des décennies et on entend dire qu’il faut des foyers pour les accueillir alors que les étrangers peuvent rester chez eux.
On oublie que ces personnes ont été obligées de fuir, et personnellement et humainement, je me moque que ces gens aient dû quitter leur pays à cause de la guerre ou de la famine. La plupart essaient de s’intégrer, contrairement aux idées reçues. J’en accueille énormément ici et il faut les encourager à s’intégrer et à arrêter l’assistanat. Encore faut-il leur donner l’occasion de le faire. Il faut surtout laisser de côté nos propres préjugés et arrêter de croire que tout nous est dû. Tous les pays voisins connaissent les mêmes changements et ont trouvé les mêmes boucs émissaires. Il ne faut pas perdre notre courage civique et, lorsqu’il y a des discussions, essayons d’expliquer, sans agressivité, que tous les réfugiés ou étrangers ne sont pas des criminels ou des voleurs de poules.
Vous allez achever en avril 2025 votre mandat unique de huit ans. Que retenez-vous de cette expérience?
Une expérience très enrichissante, très variée, pas du tout ennuyeuse, comme on pourrait se l’imaginer en matière de droit administratif. J’ai découvert des matières très vivantes, contrairement à ce que je pouvais penser du droit fiscal par exemple, que je ne connaissais pas vraiment avant de commencer ici. Je connaissais bien, en revanche, ma mission de contrôleur des lieux privatifs de liberté. S’il fallait tirer un bilan aujourd’hui, je dirais que j’ai appris énormément de choses, aussi bien humainement que matériellement.
Études. Claudia Monti, née le 6 juin 1971 à Luxembourg, suit des études de droit à Strasbourg où elle obtient une maîtrise en 1999.
Profession. Elle est assermentée en mai 2000, entame un stage de deux ans et passe son examen d’avoué en juin 2002.
Politique. Claudia Monti entre en politique en 2001. Elle rejoint le parti démocratique et participe aux élections d’octobre 2011 à Luxembourg.
Présidente. De 2013 à 2015, elle est vice-présidente du DP et devient aussi la première présidente du tout jeune comité participatif pour la prise en compte des besoins spécifiques aux personnes handicapées.
Ombudsman. L’avocate Claudia Monti est nommée en mars 2017 au poste de médiateure avec une large majorité des voix à la Chambre des députés.