Il a habillé Aung San Suu Kyi et l’ex-Premier ministre japonais Shinzo Abe, avant de connaître une période difficile. Mais l’art du rebond est enraciné chez Shibuya Zarny, ancien réfugié birman devenu styliste à Tokyo.
«Un jour, quelqu’un m’a dit : « Tu es un bohémien de la mode », et c’est vrai», raconte Shibuya Zarny, dans l’appartement exigu où il a installé son atelier dans le nord de Tokyo, après avoir dû abandonner son «showroom» dans le quartier chic d’Omotesando durant la pandémie. «J’ai tout perdu» avec le Covid-19, raconte le styliste de 39 ans. Les soirées mondaines, indispensables pour vendre ses luxueuses créations, avaient disparu à Tokyo. Et son précieux client Shinzo Abe a quitté le pouvoir en 2020, avant d’être assassiné deux ans plus tard. Il y a aussi eu le coup d’État de 2021 en Birmanie, qui a brisé la transition démocratique menée par la dirigeante Aung San Suu Kyi et les membres de son parti, avec lesquels le styliste avait tissé des liens.
Mais repartir de zéro, il sait ce que c’est. En 1993, âgé de huit ans, Shibuya Zarny avait dû fuir la Birmanie pour se réfugier au Japon avec ses parents, des militants prodémocratie menacés par la junte au pouvoir. Sur un mur du couloir de son atelier, des dizaines de petites aquarelles représentent des paysages bucoliques de son pays natal, avec des ciels de feu et des arbres à fleurs tombantes couleur rubis. «Mon grand-père, un professeur aux Beaux-Arts, les a peintes pour moi quand j’étais enfant, parce que la Birmanie me manquait», confie-t-il.
Une première carrière comme mannequin
Adolescent, il trouve une parade pour éviter d’être persécuté en classe : s’habiller avec style. Initié à la couture par sa mère, il se met à créer ses propres vêtements. Avec sa silhouette fine, ses cheveux de jais et son regard pénétrant, il se fait remarquer à 20 ans à Shibuya, le quartier de la jeunesse à Tokyo, et perce d’abord comme mannequin. Il prendra plus tard comme prénom le nom de cet arrondissement où sa carrière a démarré. Il fonde en 2011 sa propre marque de mode, Zarny, et obtient la nationalité japonaise en 2012.
La même année, Aung San Suu Kyi, de nouveau libre à l’époque, reçoit à Oslo le prix Nobel de la paix qui lui avait été décerné 21 ans auparavant. Elle porte pour l’occasion l’un des quelque 70 «longyis» – une tenue traditionnelle birmane, nouée à la taille – que le styliste lui avait offerts. «Ce moment a changé ma vie», affirme aujourd’hui Shibuya Zarny avec émotion. Il joue ensuite un rôle de trait d’union dans les échanges diplomatiques nippo-birmans, accompagnant par exemple en Birmanie une princesse impériale japonaise, Yoko de Mikasa, en 2019. Militant de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), il aide cette organisation à secourir des personnes de son pays natal depuis le putsch de 2021 et contribue aussi lui-même à lever des fonds dans ce but.
Avec mes créations, je veux redonner confiance et courage aux Birmans
Il conçoit également des robes de mariée, des costumes pour des séries télévisées japonaises et des artistes, des bijoux, des sacs à main… Et même, depuis la pandémie, du design d’intérieur. Un côté caméléon qui le fait se sentir un peu à l’étroit dans les milieux japonais de la mode, «où les gens se jugent» et «ne se parlent pas entre eux», selon lui.
Le succès de l’un de ses défilés à Bangkok en début d’année l’a persuadé d’affirmer davantage ses racines d’Asie du Sud-Est. «L’Asie a inspiré tellement de stylistes français (…) Mais pour moi, c’est ma région d’origine, j’ai ce sens authentique», estime Shibuya Zarny. Il veut aussi donner un message d’espoir aux Birmans, qui «ont perdu leur fierté et sont abattus. Avec mes créations, je veux leur redonner confiance et courage», explique-t-il.
«Les nombreuses expériences qu’il a vécues durant son enfance se reflètent dans son style», qui est «chaleureux, sans discrimination ni frontières», commente l’une de ses amies, Yayoi Suzuki, ancienne proche collaboratrice du grand couturier japonais Kenzo Takada, le créateur de la marque Kenzo, décédé en 2020. Shibuya Zarny rêve lui aussi de percer un jour sur la scène parisienne de la mode. En attendant, il vient d’offrir une tenue de sa confection pour la cycliste afghane Masomah Ali Zada, cheffe de mission de l’équipe des réfugiés aux JO de Paris-2024.