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BD – « Yallah Bye », piégés par la guerre (Interview)


Joseph Safieddine rend hommage à son pays d’origine, le Liban, à son peuple et à sa famille, dans « Yallah Bye », une superbe BD de 160 pages dessinée par Kyung-Eun Park.

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Dans « Yallah Bye », Joseph Safieddine propose un récit rare et intimiste, largement inspiré de l’histoire vécue par sa famille. (Photos : DR)

> Votre personnage, le Français resté à Paris alors que toute sa famille est partie en vacances à Tyr, s’appelle Gabriel El Chatawi. Mais vous ne faites pas beaucoup de mystère sur le fait que cette histoire est la vôtre. Pourquoi alors créer ce personnage ? Pourquoi cette distance avec le récit ?

Joseph Safieddine : Cette histoire est effectivement basée sur une ossature qui est réelle, dans le sens où ma famille a vraiment vécu la guerre du Liban de 2006, tandis que moi j’étais resté en France. Mais ce récit, pour moi, c’est surtout celui du père, quelqu’un de très maladroit, alors que mon père, en vérité, est loin d’être comme ça.

Au contraire, mon père est quelqu’un de très réfléchi, de posé. Il n’a d’ailleurs jamais mis notre famille en danger pendant cette guerre. Le cœur du récit est vraiment le malaise que ressent Mustapha, et que mon père a dû vraiment ressentir, une fois sur le paquebot en quittant le Liban. Je pense qu’il se sentait un peu comme un traître de partir comme ça, aussi bien lors de la guerre civile que lors de cet évènement de 2006. À chaque fois, il laisse, quelque part, tomber son pays, les siens, ses amis libanais qui n’ont pas, comme lui, la chance d’avoir un passeport européen et sont donc obligés de rester là.

> Ce Mustapha aura, à la fin du récit, un comportement un peu trouble vis-à-vis de ce que l’on devine être le Hezbollah…

Oui et c’est là où c’est complètement fictionnel. Pendant toute l’histoire, Mustapha essaye de se rendre utile. Il faut savoir qu’à Tyr, le Hezbollah est perçu d’une manière complètement différente qu’en Europe. C’est un groupe de gens qui aide beaucoup sa communauté, qui bâtit des hôpitaux, des écoles, des hôtels… Au Liban, toute la communauté chiite donne un peu d’argent, dans les cafés, les épiceries, qui va ensuite à une grande communauté. C’est peut-être trouble, mais là, je n’y connais pas grand-chose, car oui, a priori, en temps de guerre, ils financent aussi la guerre avec cet argent. Enfin, pour eux, c’est la résistance. Mais en tout cas, Mustapha essaye d’aider comme il peut sa communauté, en lui donnant par exemple un peu d’argent, mais sans vraiment savoir ce qu’il fait. C’est pour cela que je tenais à le montrer en train de patauger.

> En plus de Mustapha, il y a tout le reste de la famille. Votre famille ! Là, où est la vérité et où est la fiction ? D’un côté, vous avez rajeuni votre sœur, elle était ado mais vous en avez fait une enfant, de l’autre, il est question de votre frère, qui est vraiment hémophile.

N’étant pas là-bas avec eux en 2006, je n’ai eu que leurs témoignages sur ce qu’ils avaient vécu. Je sais qu’ils ont vraiment quitté le quartier musulman pour se réfugier dans le quartier chrétien, qu’ils ont passé une douzaine de jours sous les bombes sans pouvoir être rapatriés, etc. Mais j’ai fait une sorte de bouillie de toutes ces anecdotes et j’ai tout réécrit de manière fictionnelle. Par exemple, l’histoire des petits chats qui se font tuer, on me l’a vraiment racontée, mais elle n’a pas eu lieu cette année-là. Mais bon, oui, la structure du récit est bien réelle.

> Le récit se déroule donc en 2006. Vous avez eu besoin de tout ce temps pour que l’histoire décante ? D’autant qu’entre ces événements et cette BD, vous avez publié Les Lumières de Tyr qui se déroule au même endroit.

En fait, j’ai écrit cette histoire dès 2007. C’était d’ailleurs le premier scénario de BD que j’écrivais. Je l’avais même signé chez un autre éditeur, mais ça ne s’est finalement pas fait. Tant mieux d’ailleurs, car il ne ressemblait en rien à celui-ci. Là, j’ai pu laisser mûrir le projet, on a pu retourner au Liban avec Kyung-Eun, le dessinateur, qui s’est énormément investi dans le récit et qui m’a vraiment aidé à tirer cette histoire vers le haut. Ce temps m’a également permis de déceler le trouble que j’ai pu voir chez mon père et que j’ai ainsi pu transmettre au personnage de Mustapha.

> L’album se termine par un cahier didactique de neuf pages sur le Liban, son histoire, sa situation, le voyage de votre famille et même un texte d’Amnesty International. Est-il important pour le scénariste BD que vous êtes d’informer vos lecteurs sur votre pays ?

C’est une histoire de fiction, mais comme on l’a déjà dit, très proche de la BD reportage, car il y a vraiment eu cette guerre au Liban en 2006 et ma famille était vraiment sur place. Donc, qu’une grande institution comme Amnesty International remette un peu tout ça dans le contexte, oui, je trouve ça important. Cela achève d’intégrer l’histoire de fiction dans la réalité.

Entretien avec notre journaliste Pablo Chimienti


« Yallah Bye », de Joseph Safieddine et Kyung-Eun Park. Éditeur : Le Lombard.