En arabe, «shubeik lubeik» signifie «vos désirs sont des ordres». C’est aussi le titre de l’épatant roman graphique de l’autrice égyptienne Deena Mohamed, dans lequel des vœux vont transformer le destin de trois habitants du Caire.
Une BD venue d’Égypte est un évènement suffisamment rare pour mériter d’être remarqué. Si la démission du président Hosni Moubarak, en 2011 à la suite de la révolution égyptienne, a eu comme conséquence dans le monde culturel l’émergence d’artistes indépendants, et l’adoption du roman graphique comme nouveau terrain de jeu des dessinateurs et auteurs de BD, élargissant par là même son lectorat adulte, la répression et la censure toujours très vives dans le pays ont poussé beaucoup d’artistes à l’exil.
Mais pas Deena Mohamed, qui, à 29 ans, débarque dans les librairies francophones avec Shubeik Lubeik, son premier roman graphique, une «fantaisie urbaine» qui s’empare des éléments phares et de la structure des contes arabes (avec une lecture qui se fait naturellement de droite à gauche) pour dénoncer les dysfonctionnements de la société d’après le Printemps arabe, tout en auscultant la vie quotidienne et les espoirs des humains qui la composent.
Ainsi, trois personnages, chacun au cœur de l’une des trois parties d’un livre qui passionne d’un bout à l’autre de ses plus de 500 pages : Aziza, une jeune veuve qui a hérité des dettes de son mari défunt; Nour, étudiant surdoué en proie à une sévère dépression; et Shokry, un vieux commerçant.
Tous sont liés par des vœux, une marchandise comme une autre dans la réalité parallèle inventée par Deena Mohamed. À la différence près que celle-ci a le pouvoir de changer leur vie, mais pas toujours comme ils l’auraient souhaité. Car, en plus des lois strictes qui régulent l’usage des vœux, ces derniers varient en qualité, donc en prix; et quand les citoyens les plus pauvres peuvent enfin se permettre d’obtenir un vœu bon marché, la bouteille peut encore contenir un génie malicieux…
Visuellement, Shubeik Lubeik épate par son dessin «ligne claire» en noir et blanc et aux influences multiples, qui vont de la BD franco-belge à la calligraphie arabe, en passant par le manga. Mais l’autrice, qui développe ici son propre langage, n’est tenue par aucun autre code que le sien. Elle donne son allure tendue au récit en déroulant certaines scènes au rythme d’un (gros) dessin par page, tandis qu’elle surcharge d’autres planches par une mosaïque de vignettes, signalant là le temps qui passe.
Elle entame chaque partie (à l’origine trois tomes publiés entre 2017 et 2023) par un chapitre en couleur, dans lequel le dessin, éclatant, fourmille aussi de détails sur l’univers mis en scène. Et le développe sur quelques pages, calées entre chaque partie du roman, à l’aide de frises chronologiques, de textes explicatifs ou de graphiques, au détour desquels on apprend que l’ONU a adopté en 1947 la «Déclaration humaine des vœux», ou que l’extraction minière des vœux a surtout lieu en Afrique et au Moyen-Orient, tandis que les raffineries se trouvent en Europe, en Russie et aux États-Unis.
Si, au niveau du récit, Deena Mohamed réinvente le monde d’aujourd’hui avec une différence majeure (et décidément magique : elle balaie le covid, survenu après la publication du deuxième tome, en précisant dans le coin d’une case que les gouvernements mondiaux ont utilisé un vœu pour protéger la population des pandémies), l’univers qu’elle décrit ressemble en tous points au nôtre dans ce qu’il a de plus dangereux et désolant.
Dans le même monde où les riches utilisent leurs vœux à la pelle pour avoir un dinosaure comme animal de compagnie ou une maison invisible, les citoyens plus fragilisés doivent, eux, travailler des années pour s’offrir un vœu, puis faire face au labyrinthe de l’administration, avec le risque de le voir confisqué. Et, pour ceux qui arrivent à bout de ces épreuves, espérer encore que le vœu soit correctement réalisé.
Il y a une colère qui gronde tout au long de Shubeik Lubeik (littéralement «vos désirs sont des ordres»), dans le traitement réservé au personnage d’Aziza, dans les monologues intérieurs de Nour, ou dans les flash-back qui révèlent l’origine des vœux. Mais Deena Mohamed ne substitue jamais la tragédie à l’absurde, et même les situations les plus cocasses (Abdo, le mari d’Aziza, qui a rêvé toute sa vie d’avoir une Mercedes; l’âne qui parle; les graphiques avec lesquels Nour évalue son état émotionnel) ont quelque chose à raconter sur l’état du monde dans lequel vivent les personnages.
Derrière le conte, il est question pour l’autrice d’exposer les rouages néfastes du capitalisme post-colonial, de pointer du doigt le caractère oppressif des sociétés patriarcales et sécuritaires, de parler des inégalités sociales et de genre, des troubles mentaux ou encore de religion. Et la lucidité avec laquelle Deena Mohamed – qui avait débuté sous couvert d’anonymat en 2013 avec le «web comic» Qahera, superhéroïne musulmane combattant la domination masculine – regarde le monde contemporain est aussi tranchante que le noir et blanc de son dessin.
Et si je demandais simplement le bonheur? Le bonheur éternel?
L’histoire
Dans le monde d’aujourd’hui, les vœux sont devenus une marchandise qui fait partie du quotidien des habitants. Répartis en différentes catégories, ils sont réglementés dans leurs usages et les citoyens apprennent, parfois à leurs dépens, qu’il faut les manipuler avec précaution. Trois vœux vendus dans un modeste kiosque du Caire lient Aziza, Nour et Shokry et changeront leur vie. Ils ont tous un désir profond, mais pour formuler leur vœu, chacun doit se demander ce qu’il désire vraiment et plonger au plus profond de son être.