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[Théâtre] Œil du cyclone et gueule du loup


L’influenceur incarné par Avildseen Bheekhoo dans Hollanda, une pièce en partie autobiographique, se révèle par le lien oublié qui le connecte au loup-garou Touni Minwi.

Un loup-garou pour cristalliser les expériences personnelles, les urgences environnementale et politique et la recherche d’identité : c’est Hollanda, projet théâtral et immersif retenu par le TalentLAB et porté par Avildseen Bheekhoo.

En 1994, le cyclone Hollanda a dévasté l’île Maurice, provoquant un «blackout» de dix jours durant lesquels les «soap operas» qui donnaient rendez-vous aux habitants de l’île chaque soir devant leur télévision ont laissé place à un nouveau mythe, largement plus terrifiant : celui d’une créature aux allures de loup-garou. «Touni Minwi, personne ne l’a vraiment vu et tous les témoignages diffèrent, sauf sur un point : il est noir, et on le dit créé grâce à la magie malgache ou africaine», détaille Avildseen Bheekhoo le temps d’un café, avant de replonger dans l’énergie créative qui régit depuis une semaine son emploi du temps. Une légende «inventée par les Mauriciens, encouragée par la presse jaune pendant ces jours sans électricité» et qui a «permis tous les vices». À 33 ans, le metteur en scène est l’un des porteurs de projet de la 9e édition du TalentLAB; Hollanda est sa façon à lui de retourner aux origines du mal. Une pièce qui puise dans l’intime, les expériences personnelles et le fantastique pour attirer l’attention sur une urgence bien actuelle.

«Faire de la thérapie au théâtre», voilà un poncif qui fait sourire Avildseen Bheekhoo, qui n’en revendique pas moins cette position. Et d’argumenter : «Les Mauriciens, on nous a pris d’un peu partout dans le monde pour nous mettre sur cette petite île : l’Inde, Madagascar, le Mozambique, la Chine… Depuis l’indépendance du pays, en 1968, il est très difficile de mettre le doigt sur une identité commune». Une « »Mauricianité »» systématiquement éludée par l’image de carte postale du pays, qui dissimule «beaucoup de racisme, de tabous et une montagne de problèmes post-indépendance qui, plutôt que d’être réglés, ont été continuellement balayés sous le tapis», explique l’artiste. En a résulté «une souffrance encore très vive» et un pays aux cultures multiples qui vire de plus en plus ouvertement à la dictature, malgré un soulèvement populaire permis par des réseaux sociaux «délieurs de langues». En bon artiste, Avildseen Bheekhoo a une solution forcément radicale : dans Hollanda, il imagine l’île Maurice dans un futur proche, engloutie par les eaux.

«La scène ne suffit pas»

«Il m’a fallu du temps pour revenir à ma culture mauricienne», glisse encore celui qui a quitté l’île à 19 ans pour s’installer et étudier à Metz, où il est toujours basé aujourd’hui. Chronologiquement, l’expatrié a vécu «l’arrivée en Europe, l’adaptation et l’effacement d’une bonne partie de soi». «Quand tout ça te revient un jour dans la gueule, c’est puissance 10 000», lâche-t-il. Comme lui, le personnage qu’il incarne sur scène «est issu de la diaspora» : «C’est un influenceur, qui apprend la nouvelle tragique de la disparition de l’île durant un de ses « lives ».» Le point de départ d’un dédoublement de personnalité, qui se révèle par le lien oublié qui connecte le protagoniste à Touni Minwi. «C’était aussi le moyen de donner la parole à cette créature qui ne s’est jamais vraiment exprimée», un «bouc émissaire» qui symbolise ici, entre autres choses, une «sexualité réprimée».

Il m’a fallu du temps pour revenir à ma culture mauricienne

Pour cette pièce «immersive et transmédia», Avildseen Bheekhoo s’est entouré de Fanny Fortage et Harry Clunet-Farlow, «un duo d’artistes issu du mapping» pour la scénographie, et de la dramaturge, metteuse en scène et comédienne Edoxi Lionelle Gnoula. Pour Avildseen Bheekhoo, un cadre immersif permet d’amener sur scène les codes du monde des influenceurs, pour toucher un public européen qui risquait autrement de «n’en avoir rien à faire des problèmes de l’île Maurice»; mais aussi, grâce aux réseaux sociaux, sur lesquels se prolonge l’expérience Hollanda, «de toucher aussi les Mauriciens». Car pour un projet d’une telle envergure, «la scène ne suffit pas».

Aussi claires et définies qu’elles soient, les envies artistiques d’Avildseen Bheekhoo ne restent encore «que des idées, et la réalité du terrain peut tout faire changer». «Si j’arrive avec mes idées fixes, j’ai aussi envie d’être bousculé», dit-il. Entre ateliers, tables rondes et rencontres, il a abordé ses dix jours de TalentLAB comme «un terrain d’expérimentation», pour une pièce qui devrait évoluer vers l’épure, sans rien perdre de sa force. Mais pour l’instant, la résidence lui permet de «tester les différentes atmosphères et approfondir la question du dédoublement de personnalité». Aux Théâtres de la Ville, des liens se sont déjà créés avec Idio Chichava, qui a présenté mardi la performance Vagabundus : les deux se retrouveront à Maputo, au Mozambique, où Avildseen Bheekhoo fera l’une des quatre résidences du CommonLAB 2024, un programme européen de résidences itinérantes, qui l’emmènera aussi à Lisbonne, Bobigny et Bruxelles. De quoi enrichir et affiner le projet, avant sa création «en octobre 2025». D’ici-là, Avildseen Bheekhoo continue d’«encourager le vent de révolte» qui souffle à Maurice, «avant qu’il ne se transforme encore en une expérience ratée».

TalentLAB : les projets

Pour une vie meilleure (théâtre), de Carlota Matos (Royaume-Uni)

Hollanda (théâtre), d’Avildseen Bheekhoo (France)

The Absurd Hero (danse), de Malcolm Sutherland (Royaume-Uni)

Between Here and There – From Conflict to Choreography (danse), de Maher Abdul Moaty (Allemagne)

Ear to Earth (opéra), de Jenna Vergeynst (Belgique)

Yum!, d’April Koyejo-Audiger (Royaume-Uni)

Présentation des maquettes
dimanche, à 15 h.
Grand Théâtre et théâtre
des Capucins – Luxembourg.

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