Le retard dans les sondages n’impressionne guère Nicolas Schmit. Le Luxembourgeois, nommé tête de liste du Parti socialiste européen (PSE), veut clairement déloger Ursula von der Leyen. «Ce n’est pas totalement irréaliste», juge-t-il.
Le divorce semble consommé entre Nicolas Schmit, commissaire européen sortant du Luxembourg, et sa cheffe, la présidente Ursula von der Leyen. Ils se livrent un duel musclé pour décrocher la présidence de la prochaine Commission européenne. Le candidat socialiste veut croire au changement, grâce à un programme qui se démarque clairement du Parti populaire européen (PPE).
Quelle est la difficulté de mener une campagne électorale à l’échelle de l’UE, sachant que votre nom était peu connu au moment de la nomination comme Spitzenkandidat du Parti socialiste européen (PSE) ?
Nicolas Schmit : Il n’est pas simple pour un candidat, même en tant que commissaire européen sortant, de se faire connaître du grand public. Les gens connaissent tout au plus la présidente de la Commission, et encore, ce n’est pas le cas dans tous les pays de l’UE. Depuis que j’ai lancé la campagne, je me suis toutefois fait un nom, présentant notre programme et nos différences par rapport aux autres partis, ce qui m’a permis d’être davantage présent dans une série de médias européens. S’y ajoutent quelque 70 meetings électoraux à travers l’Europe pour lesquels j’ai été invité. Bien entendu, la notoriété n’est pas assez importante pour être reconnu dans les rues. En même temps, nous n’élisons pas de président de l’Europe. Il faudrait alors mener une tout autre campagne.
Il est absurde de vouloir mettre entre parenthèses le Green Deal
Ne serait-il pas préférable que le président de la Commission soit lui aussi directement élu ?
Ma solution préférée serait de présenter à côté des listes nationales une liste transnationale, qui, dans le cas des socialistes, aurait été menée par moi-même en tant que tête de liste européenne du parti. Je me serais alors présenté pour être élu au Parlement européen. Mais les États membres ont bloqué cette proposition.
En tant que commissaire, vous avez réussi à lancer et finaliser des directives et initiatives phares dans le domaine social. Sachant que la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales figure notamment au Luxembourg en tête des préoccupations des citoyens, faudra-t-il continuer à développer et approfondir cette politique à l’échelle de l’UE ?
J’ai lu avec intérêt ce qu’une représentante de Caritas a déclaré ce lundi dans la presse (NDLR : Carole Reckinger, dans notre Interview du lundi de cette semaine, a déploré que l’UE ne possède pas de cadre légal contraignant pour le volet social). La Commission a pourtant émis une série de propositions. Il ne s’agit pas toujours de directives, car dans le domaine social, les compétences restent attribuées aux États membres. Pour la directive sur le salaire social minimum européen, on est allés le plus loin possible. Je comprends la frustration de Caritas, mais il faut aussi savoir qu’une fois la directive adoptée, un suivi est assuré par la Commission pour garantir que les États membres respectent ces obligations.
Dans cette même interview, Carole Reckinger a jugé « trop vague« l’engagement de l’UE pour réduire ce nombre d’au moins 15 millions de personnes menacées par la pauvreté. À tort ou à raison ?
Il s’agit en effet d’un objectif assez modeste si l’on considère que plus de 90 millions de personnes en Europe sont exposées au risque de pauvreté, dont 20 millions d’enfants. Nous avons proposé pour lutter contre la pauvreté des enfants une garantie pour l’enfance. Mais, comme toujours, la Commission ne peut pas mettre toute seule en œuvre de telles propositions. On doit pouvoir compter sur les États membres pour les transposer. On a cependant réussi à créer une dynamique afin d’atteindre l’objectif de réduire de 5 millions le nombre d’enfants qui vivent dans la pauvreté. Les pays bénéficiant de moins de moyens peuvent se voir octroyer des millions, voire des milliards d’euros émanant du Fonds social européen pour avancer dans la mise en œuvre de la garantie pour l’enfance.
Le lancement du Green Deal est un des acquis majeurs de la Commission sortante. Entretemps, l’opposition à ce paquet augmente. Est-ce que l’UE a réclamé trop et trop vite des changements de comportement à la population, à l’industrie ou encore à l’agriculture ?
La question que je pose moi est de savoir si l’urgence de mettre en œuvre le Green Deal est une réalité ou pas? Il suffit de regarder ce qui se passe actuellement dans le sud de l’Allemagne. Les inondations qui touchent la région ne sont pas un hasard. Ces phénomènes sont explicables. Chaque scientifique confirme que ces inondations extrêmes sont provoquées par un réchauffement de 2 °C de la Méditerranée. Si le réchauffement climatique se poursuit, il faudra se préparer à une multiplication de telles catastrophes. D’importants investissements et soutiens sont une nécessité. Le Green Deal n’est pas gratuit. Il s’agit d’une révolution totale qui nous est dictée par le déséquilibre de la nature.
Penser que l’on peut la mener avec une série de réglementations est une grande illusion. Je dois sincèrement avouer que l’on n’a pas réussi à emmener avec nous dès le départ les gens, les entreprises, les syndicats, etc. Il aurait fallu leur présenter les enjeux, les coûts et une stratégie pour mener à bien cette révolution. La planification écologique est indispensable et je m’engagerai à plus de dialogue avec les parties prenantes si je deviens président de la Commission.
Le PPE de la présidente Ursula von der Leyen semble toutefois tenté de diluer le Green Deal. À vous entendre, les objectifs fixés par la Commission sortante doivent cependant être pleinement maintenus.
Il n’a pas lieu d’évoquer le besoin de faire une pause, comme le suggèrent les conservateurs, sans parler de l’extrême droite, qui nie complètement l’urgence climatique. Il est absurde de vouloir mettre entre parenthèses le Green Deal, car on estime que l’on ne parvient pas à tenir la cadence.
Les scientifiques affirment que le changement climatique va continuer de s’accélérer. Il faut espérer que l’on ne sera pas confronté à une évolution exponentielle. Mais, je le répète, la manière pour faire avancer la transition écologique doit se faire dans le dialogue et avec des investissements conséquents. Et cela a un coût. L’Europe doit être prête à financer les investissements nécessaires, qui se chiffrent, selon les estimations, entre 400 et 600 milliards d’euros par an. Cette charge ne pourra pas être supportée par la main publique à elle seule. Les fonds devront aussi provenir du secteur privé, ce qui est parfaitement possible, si nous achevons l’Union des marchés des capitaux.
Mais, en fin de compte, en ce qui concerne l’investissement public, il faut se poser la question de savoir ce qui est le plus grave. Une dette financière ou une dette envers le climat qui remet en question notre stabilité sociétale et économique? Oui, une dette doit être remboursée par les futures générations. Mais si elles doivent supporter la dette climatique, il s’agira d’une catastrophe bien plus grave. Il s’agit du débat qui doit être mené.
Un troisième thème majeur est la migration. Vous avez récemment pris vos distances avec l’accord migratoire conclu avec la Tunisie. Qu’est-ce qui doit être amélioré, sachant que d’autres accords de ce type devront être conclus ?
Ma critique concerne à la fois la forme et le fond. Pour ce qui est de la forme, la manière dont cet accord a été conclu est inacceptable. La présidente von der Leyen a pris la décision sans mener de discussion stratégique au sein du collège des commissaires. Je ne suis plus prêt à accepter une telle démarche et je ne compte d’ailleurs pas faire de même en tant que président de la Commission. Sur le fond, on délègue avec de l’argent la gestion des flux migratoires à des pays qui ne sont pas des démocraties exemplaires.
En Tunisie, le racisme envers les réfugiés ayant fui la région subsaharienne ne cesse d’augmenter. On empêche les migrants d’embarquer dans un bateau, ce qui permet selon Ursula von der Leyen de lutter contre les trafiquants. Or, en réalité, on combat les réfugiés, même ceux qui ont le droit à l’asile. Ils sont privés de pouvoir poser leur demande. Ils sont en partie maltraités et exploités, d’autres meurent de soif après être renvoyés dans le désert. Cela est irresponsable.
Le très contesté Pacte migratoire permettra-t-il d’améliorer la situation ?
Tout dépendra de l’exécution de ce Pacte. Si on traite les migrants de manière plus humaine, le Pacte ne sera toujours pas idéal, mais au moins il aura une dimension humaine. Ce ne sera pas le cas si on le fait comme en Tunisie. J’estime que le Pacte est un compromis acquis dans la douleur pour tenter en priorité de créer de la solidarité entre les États membres. Les humains ne sont pas comparables à des quotas laitiers. Imposer des quotas de répartition n’est pas possible.
Un compromis a donc été trouvé (NDLR : les pays auront l’option de l’accueil ou, dans le cas contraire, de contribuer financièrement pour répartir les migrants). Le plus important est d’accélérer et d’harmoniser les procédures. On ne peut plus laisser attendre un demandeur d’asile pendant deux ou trois ans avant qu’il soit fixé.
Pendant combien de temps l’UE aura encore la volonté ou les moyens pour continuer à soutenir l’Ukraine ?
Ce qui se passe en Ukraine ne doit pas nous laisser indifférents. Il ne suffit pas de déclarer notre sympathie à Kiev, car la guerre engagée par la Russie est aussi menée contre nous. Si cela se passe mal pour l’Ukraine, cela aura aussi des conséquences pour l’Europe. C’est pourquoi il s’agit d’une situation difficile, d’autant plus que nous ne savons pas ce qui adviendra après l’élection présidentielle aux États-Unis.
L’UE doit se préparer à supporter en très grande partie à elle seule le soutien apporté à l’Ukraine. Elle n’a pas le droit de faiblir. Or, nous ne sommes pas encore suffisamment outillés pour soutenir suffisamment l’Ukraine sur le front de guerre. Il est dès lors indispensable que les Européens investissent davantage dans leur propre défense et leur industrie de défense afin de permettre à l’Ukraine de faire face à l’agresseur russe. Lâcher l’Ukraine serait une catastrophe absolue pour l’Europe.
On ne peut pas différencier entre les bons et les méchants partis de l’extrême droite
Il est redouté que les partis populistes de droite et d’extrême droite connaissent une percée lors de ces élections européennes. Dans quelle mesure vont-ils peser pour la désignation de la tête de la prochaine Commission ?
On verra bien. Les sondages indiquent que l’extrême droite va percer dans une série de pays. Les ouvertures émanant du PPE envers ces partis sont inacceptables. On ne peut pas différencier entre les bons et les méchants partis de l’extrême droite. Cela vaut aussi pour les avances d’Ursula von der Leyen envers Giorgia Meloni, qui est bien plus modérée lorsqu’elle intervient à Bruxelles que lorsqu’elle est en Italie ou parmi ses copains extrémistes.
Les pseudo-lignes rouges définies par le PPE ne valent pas grand-chose. Que veut dire le respect de l’État de droit, alors que la conception de la démocratie de Mme Meloni est différente de celle qui prévaut dans l’UE ? En tant que socialistes, nous avons signé trois déclarations qui excluent toute entente ou alliance avec l’extrême droite. Nous avons aussi signé un engagement semblable avec les Verts, la Gauche et les libéraux, même si ces derniers connaissent un problème, au vu notamment des coalitions engagées aux Pays-Bas, en Suède et en Finlande avec des partis absolument autoritaires et racistes, qui ne représentent aucunement les valeurs démocratiques.
Indépendamment du résultat des élections, est-ce que votre avenir sera toujours à Bruxelles, et si oui, dans quelle fonction ?
En tant que président de la Commission! Nous avons une élection pour obtenir un changement à la tête de la Commission, pour passer d’un conservateur à un social-démocrate. Les électeurs luxembourgeois auront aussi le choix entre un parti, le CSV, qui soutient Mme von der Leyen, ou un parti – le LSAP – qui représente le changement. Les socialistes sont les seuls à pouvoir éventuellement devenir la première famille politique en Europe. La seule alternative, si l’on ne veut pas avoir pendant cinq ans de plus un président conservateur, c’est de renforcer les socialistes.
Les sondages donnent cependant le PPE gagnant. Votre ambition est-elle dès lors réaliste ?
Oui, il existe une différence dans les sondages, mais elle n’est pas gigantesque. Si dans chaque État membre un siège passe du PPE au PSE, les socialistes vont devenir le premier parti au Parlement européen. En France, on s’attend à ce que l’on gagne 6 ou 7 sièges. Si au Luxembourg, le LSAP gagne un second siège, on aura atteint le seuil que les autres pays doivent aussi atteindre. Je ne suis pas un rêveur qui vit dans un monde imaginaire. Je suis bien entendu réaliste, mais je dis que si les citoyens veulent un changement, il n’existe qu’un seul moyen : voter pour les socialistes. Mon objectif est de devenir président, ce qui n’est pas totalement irréaliste.
D’ailleurs, il serait à nouveau temps qu’un Luxembourgeois prenne la tête de la Commission. On a délaissé le siège pendant une mandature, cela devrait être suffisant (il rit). Mais si ce n’est pas le cas, on verra bien.
L’interview a été menée avec deux confrères du Tageblatt et de L’essentiel.