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[Cinéma] Entre l’arbre et l’écorce


Technicien sur les deux derniers films de Ryûsuke Hamaguchi, Hitoshi Omika est ici propulsé acteur principal, pour une performance grandiose.

Ryûsuke Hamaguchi signe une ode à la beauté de la nature et à la lenteur avec le curieux et fascinant Evil Does Not Exist, entre thriller, fable écolo et film musical.

En équilibre entre la littérature de Murakami et le théâtre de Tchekhov, le cinéaste japonais Ryûsuke Hamaguchi explorait les émotions humaines et le processus de création artistique depuis l’habitacle d’une flamboyante Saab 900 Turbo rouge, dans le film Drive My Car (2021). Après avoir déjà déconstruit les sentiments amoureux (Asako I & II, 2018), la solitude féminine et les malheurs du quotidien (Senses, 2015), la nouvelle sensation du cinéma nippon se réinvente avec Evil Does Not Exist, fable écolo racontée sur le mode du thriller.

 

Le réalisateur continue d’y développer son langage, moins strictement cinématographique que sensoriel. Et ce, dès une séquence d’introduction qui pose un rythme, avançant au gré des lents mouvements de caméra qui scrutent la forêt sauvage, ainsi que des gestes doux, répétitifs mais jamais aliénants du quotidien de Takumi (Hitoshi Omika) : fendre des bûches, puiser de l’eau de source…

Ses précédentes œuvres ont prouvé que Ryûsuke Hamaguchi était un metteur en scène de grand talent et un formidable créateur (d’images, d’ambiances…), capable de capturer l’insaisissable. Situé loin des récits urbains qui suivaient la vie de personnages vivant à Tokyo, Kobe ou Osaka, Evil Does Not Exist prend pour décor un petit village dans les profondeurs d’une forêt.

Takumi, un homme veuf, vit une existence modeste, en harmonie avec la nature, transmettant ses connaissances et ses valeurs à sa fille de huit ans, Hana (Ryô Nishikawa). Jusqu’à ce que deux hommes en costume, venus de la capitale, présentent aux villageois leur projet de construire un «camping glamour» à proximité de la demeure de Takumi. Cette présence non voulue n’a pas fini d’affecter la vie paisible du village…

Je n’ai pas pu imaginer un autre acteur que Hitoshi Omika pour le rôle principal

Habitué aux écritures collaboratives, Hamaguchi s’est lancé dans un nouveau défi pour le plaisir de travailler à nouveau avec la musicienne Eiko Ishibashi, compositrice de la bande originale de Drive My Car et coauteure de l’idée originale de ce nouveau film : «Ce projet a commencé lorsqu’elle m’a demandé de créer des images pour un concert; j’ai ensuite conçu le film comme une « matière première » pour ces images», raconte le cinéaste. «Naturellement, poursuit-il, ces images ne devaient pas avoir de son, ce devait être comme un film muet (…) Alors, j’ai conçu le scénario d’Evil Does Not Exist comme une matrice pour les images muettes du concert.»

Avec la «permission» de la compositrice, Hamaguchi développe ainsi en parallèle son propre film. Les deux projets «partagent le même matériel filmé», mais «leurs intrigues sont légèrement différentes». Les dialogues rendent explicites les enjeux environnementaux au cœur de l’histoire; l’ambiance – visuelle et, surtout, sonore – tend à concevoir le long métrage comme un thriller, qu’un évènement perturbateur et un dénouement pour le moins déstabilisant finiront de catégoriser comme tel.

De l’aveu du réalisateur, ce double projet – Gift, la performance «live» d’Eiko Ishibashi sur les images de Ryûsuke Hamaguchi, a eu sa première mondiale à Gand, en octobre dernier – lui a apporté une liberté sans précédent, expérimentant les possibilités d’un tournage en équipe réduite. Hitoshi Omika, grandiose dans le rôle principal, était assistant de production sur le précédent film d’Hamaguchi, Wheel of Fortune and Fantasy (2021), et a endossé le double rôle d’«acteur et technicien» sur Evil Does Not Exist : lors des repérages, «on lui demandait souvent de figurer dans nos photos de décors possibles, se souvient le réalisateur. Petit à petit, je n’ai pas pu imaginer un autre acteur que lui pour le rôle principal.» La force des acteurs est amplifiée par «leur voix», soutient-il – un élément qui l’a décidé à repenser le projet initial d’Ishibashi en un film de sa signature. Avec les compliments de la compositrice : «Je crois non seulement que (Ryûsuke) Hamaguchi est un excellent conteur, mais aussi que les films qu’il crée ont une qualité musicale très forte (…) Avoir deux versions (de ce projet) fut véritablement une expérience merveilleuse.»

Evil Does Not Exist, de Ryûsuke Hamaguchi.