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Carcajou : la vengeance est un plat qui se mange froid


Le scénario sait prendre son temps (222 pages) pour brosser toute une galerie de personnages. (Photo : sarbacane)

Un duo d’auteurs inspiré remonte au boom du pétrole pour imaginer un western cruel et glacial dans les neiges du Canada. Difficile d’y rester de glace.

L’histoire

Dans le Grand Nord canadien, à la fin du XIXe siècle, Jay Foxton, entrepreneur sans scrupules, règne sur la ville de Sinnergulch. Il détient la plupart des terrains et commerces. Tout le monde est à sa botte, sauf une personne : Gus Carcajou, un ermite dont le terrain regorge d’un autre type d’or, noir celui-là, qui commence à rapporter beaucoup : le pétrole. Attiré par l’appât du gain, Foxton est prêt à tout pour s’emparer de cet énorme magot qui lui échappe encore…

L’Ouest sauvage, genre pourtant ultracodifié, a été de tout temps matière à de bonnes fictions. D’ailleurs, ces dernières années, la BD l’a maintes fois prouvé, faisant régulièrement parler la poudre à travers des œuvres de belle facture qui, comme leurs héros et héroïnes, visent tous azimuts et chevauchent de multiples territoires : celui de l’humour (la série Lincoln ou Santiago de B-gnet), du féminisme (Ladies with Guns, Hippolyte, La Femme à l’étoile) ou des outsiders (Hoka Hey!, Jusqu’au dernier).

Même le plus iconique de tous les cowboys, Lucky Luke, connaît un dépoussiérage salutaire, comme le prouve notamment la dernière version de Blutch, réjouissante, sortie en décembre dernier. Parmi la longue liste des réussites, voilà que s’ajoute une nouvelle, d’un sacré calibre : Carcajou.

Les deux auteurs, Eldiablo et Djilian Deroche, auraient pu appeler ça la «vengeance de Carcajou», mais ça aurait été redondant avec le titre du 26e tome du célèbre petit indien, Yakari… Mais l’idée est là : on est en 1895, dans le grand froid de l’Alberta, au Canada. Précisément au cœur de la petite ville de Sinnergulch, où dominent les volontés d’un seul homme : Jay Foxton, un entrepreneur aux «méthodes répugnantes», héritées de son père.

Tandis que ce dernier a «asséché» toutes les mines d’or du coin, lui poursuit l’exploitation des ressources naturelles avec le pétrole, qui fait pleuvoir les billets verts. De quoi acheter tout le monde, du maire au chef de la police… Oui, la Foxton Inc. gagne beaucoup, mais l’avidité n’a pas de limite : il y a en effet ce terrain, s’étalant sur une colline, tant prometteur en termes de gains. Mais voilà, son propriétaire est du genre tenace.

La bête la «plus féroce du Grand Nord»

Gus Carcajou porte bien son nom et a tout de l’animal sauvage : combattif, solitaire et farouche. Cette sorte de petit ours, assez méconnu, est vu au Canada comme la bête la «plus féroce du Grand Nord». Quand on sait que les Anglais l’appellent Wolverine, on comprend mieux… À Sinnergulch, le spécimen est un vieil ermite. Sur une terre dont personne en ville ne sait comment il en a fait l’acquisition, il exploite chichement les réserves d’or pour acheter sa «gnôle».

Le reste du temps, il vit de chasse et de pêche, en harmonie avec son environnement. Cet «homme des bois» partage encore une chose avec son homonyme : il se raconte qu’il est le fils d’une démon, et les ragots vont bon train dans les esprits encore marqués par la guerre de Sécession. Jay Foxton le sait : il va falloir l’affronter et le chasser, quitte à faire «flamber» toutes ces superstitions. On n’est pas un «vilain renard» pour rien…

La terre ne t’appartient pas. C’est nous qui lui appartenons

Les amateurs de western seront ici comblés, car il y a de tout dans Carcajou : de la violence et des coups de feu, bien sûr, mais aussi des légendes indiennes, une ancienne histoire d’amour, des grands espaces, des balades à cheval, sans oublier l’éternelle lutte entre la nature et l’appétit carnassier des hommes.

Mais le scénario – c’est sûrement sa force – sait prendre son temps (222 pages) pour brosser toute une galerie de personnages entre les deux ennemis : un frère devenu «débile», une tenancière de cabaret, un bonimenteur, une veuve et ses enfants, un shérif et un maire corrompus. Toute cette faune s’agite et s’explique au gré de quelques flash-back en noir et blanc, donnant du relief à un récit qui se dévore d’une traite.

Un «drame rural», tout en suspense et vengeance

Il est aussi l’œuvre d’un étonnant duo, avec en premier lieu Eldiablo, que l’on connaissait d’abord pour sa série animée Les Lascars et ses collaborations avec des revues délirantes (Psikopat, Aaarg!, Fluide glacial). Il livre là une partition d’un registre classique, certes, mais il le fait impeccablement avec ce qu’il faut d’équilibre dans le ton, parfois sombre (comme l’est le Far West), parfois teinté d’humour, pour un «hommage respectueux à tous les spoliés de la terre, trahis, volés ou dépossédés», écrit-il en préambule.

Pour ne rien gâcher à son «drame rural», tout en suspense et vengeance, il a trouvé un partenaire de qualité en la personne de Djilian Deroche, jeune illustrateur-graveur qui aime la mise en scène au cordeau, à travers un découpage sec, des couleurs vivantes (du bleu glacial au rouge chaud des intérieurs) et un graphisme aux airs américains. Un tandem plein de promesses. À l’instar de la dernière phrase du livre, nous aussi, on «tâchera de s’en souvenir».

Carcajou, d’Eldiablo et Djilian Deroche. Sarbacane.