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[Bande dessinée] «Le Lierre et l’araignée» : résister, au creux de la toile


(Photo : dupuis)

Grégoire Carlé retrace le parcours de son grand-père, résistant alsacien durant la Seconde Guerre mondiale. Somptueux roman graphique, Le Lierre et l’araignée lève le voile sur une page méconnue de l’histoire.

Contrairement aux idées reçues amenées par son usage commun ornemental, le lierre n’est pas une plante parasite; lorsqu’il s’installe contre un arbre, il lui offre «un manteau protecteur». «C’est un allié», écrit Grégoire Carlé dans son nouveau roman graphique, entre récit historique et enquête intime, Le Lierre et l’araignée. Cette dernière, en revanche, est connue pour tisser des toiles qui sont comme des pièges à ses proies, attendant que celles-ci s’y embourbent ou s’étouffent. L’un est à la fois une allégorie de la Résistance et le nom de l’un de ses groupements, la Feuille de lierre, l’autre une parabole du nazisme. Si les récits héroïques de résistants français ont été maintes fois repris en littérature, au cinéma et même en bande dessinée, celui-ci est unique en son genre : l’auteur y retrace le parcours de son grand-père, adolescent durant la Seconde Guerre mondiale, et raconte aussi l’impossible destin d’une région, l’Alsace, marquée par les traumatismes de la guerre et les délires de grandeur d’un petit dictateur à moustache.

Entre une balle russe dans le front ou une balle allemande dans le dos, je préfère une balle française dans le pied!

En ouverture du Lierre et l’araignée, un jeune Grégoire Carlé apprend à pêcher à la mouche, accompagné de son grand-père, Bernard, expert dans le domaine. L’auteur de BD est né à Strasbourg il y a 40 ans, mais son grand-père avait déjà, lui, quitté l’Alsace pour un autre coin somptueux de l’est de la France, et plus sauvage encore, les Hautes-Alpes. De ses souvenirs dorés des vacances d’été, au rythme des longues journées en bord de rivière bercées par le soleil, Grégoire Carlé a gardé en mémoire les silences du grand-père, pédagogue sans pareil mais homme taiseux, dont le regard se perd régulièrement dans l’eau; quand il revient rendre visite à ses enfants et petits-enfants, Bernard retrouve de vieux camarades dans un bistrot au bord du Rhin – là où, sans doute, il avait lui-même appris à pêcher. Mais Grégoire ne comprend rien à leur conversation en patois germanique, mis à part quelques mots qui renvoient à la guerre…

Fruit de plus de quatre ans de travail, Le Lierre et l’araignée est sans aucun doute le récit le plus personnel de Grégoire Carlé – révélé par la très belle trilogie Baku (2008-2010), inspirée de mythes japonais, ou plus récemment au dessin de Il était 2 fois Arthur (2019), folle histoire vraie dans le monde de la boxe, sur un scénario de Nine Antico. C’est aussi très certainement son chef-d’œuvre : habité par les représentations luxuriantes et tout en couleurs de la jungle alsacienne ou des dessins détaillés de Strasbourg (de son annexion en 1940 aux bombardements de 1943-1944) et des nombreux lieux mis au service de la machinerie nazie (de l’usine où les jeunes forçats se rencontrent et forment une organisation clandestine au camp de concentration du Struthof, en passant par les prisons et les camps de redressement), le roman graphique émerveille à chaque page par son exécution magistrale.

Du propre aveu de l’auteur, les récits collectés directement de la bouche de son grand-père représentent à peine un dixième des quelque 200 pages que comporte ce somptueux ouvrage, dont l’une des grandes forces est de savoir opposer la beauté de la nature et l’insouciance du jeune âge aux horreurs du IIIe Reich. Le reste est le résultat de recherches, de rencontres et d’entretiens, qui ont permis à Grégoire Carlé d’accomplir son devoir de mémoire au long cours en retraçant l’histoire de la Feuille de lierre, groupement résistant formé dans l’ombre mais bien au creux de la toile, riche d’une quinzaine de membres, tous adolescents, dont Bernard était l’un des piliers. Et, à travers lui et ses camarades, tous de fiers Alsaciens opposés au nazisme, il met en lumière le sort compliqué d’une région qui s’est vu voler son identité.

Le Lierre et l’araignée,
de Grégoire Carlé. Dupuis.

L’histoire

Automne 1940, alors que Hitler annexe l’Alsace, un groupe d’adolescents s’empare de l’arsenal abandonné par l’armée française dans les forts qui entourent Strasbourg. Ils prennent pour emblème la feuille de lierre et entrent en Résistance.

Été 1995, dans les Alpes, le jeune Grégoire pêche des truites sous le regard bienveillant de son grand-père Bernard. L’eau pure des montagnes ravive les souvenirs et délie les langues…