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[Danse] « Viva!! », quand le flamenco fait valser les genres


Habitué du Luxembourg, le danseur et chorégraphe multiprimé Manuel Liñán défend un flamenco libre et affranchi, qui se rit des genres et du conservatisme ambiant. Son spectacle Viva!! en est l’expression la plus pure.

Jeune garçon, à Grenade (Espagne), Manuel Liñán adorait enfiler une robe et virevolter devant la glace, à l’ombre des regards indiscrets. Mais quand plus tard, à l’âge de l’adolescence, il s’est professionnalisé, il a dû ranger cette habitude au placard et apprendre à danser comme un homme. Car le flamenco, comme le ballet ou le tango, aime que les choses soient bien carrées. Et surtout pas de mélanges ! Mais depuis quelque temps, au nez et à la barbe des vieux aficionados, c’est toute une génération d’artistes qui casse les codes de sa discipline et s’affranchit du poids des traditions : des femmes (Patricia Guerrero, Sara Baras, Rocío Molina…), mais aussi leurs pendants masculins, cherchant alors à prouver que leur art évolue avec le temps et l’époque.

Parmi ces expressions nouvelles, Viva!!, la dernière pièce du chorégraphe multiprimé, créée en 2018 et tournant depuis dans le monde entier, est démonstrative. Convoquant ses souvenirs d’enfant, il ressort alors les traditionnelles robes à volants, les châles et les coiffures épinglées, qu’il enfile avec un naturel désarmant comme six autres danseurs de sa compagnie. Éloigné de la satire et de la comédie facile des Ballets Trockadero de Monte Carlo (NDLR : troupe de ballet américaine exclusivement masculine qui se spécialise dans l’interprétation de classiques), ce spectacle est d’abord un cri de liberté lancé par sept hommes, qui peuvent enfin laisser s’exprimer la «bailaora» qui sommeille en eux. Une performance débridée, joyeuse et personnelle qui ne fait pas semblant. Entretien.

Après Reversible, vous revoilà en robe avec Viva!! D’où vous vient cette passion pour le travestissement ?

Manuel Liñán : Mais avant ce spectacle, j’avais fait Baile de Autor, où j’utilisais déjà la robe. Mon intention était claire dès le départ : m’approprier cet accessoire et l’incorporer dans mes chorégraphies. En somme, m’en servir dès que j’en avais envie, et surtout, sans avoir à me justifier. Quand j’étais petit, je m’enfermais dans ma chambre et je m’habillais avec la jupe verte de ma mère. J’ai toujours voulu que ce soit quelque chose qui m’appartienne. Pour m’exprimer, pour danser. Même si cette danse était évidemment impensable en dehors de ces quatre murs.

Est-il difficile de danser dans la peau d’une femme, sachant que les techniques de flamenco distinguent les genres ?

Je n’ai jamais voulu me mettre dans la peau de qui que ce soit. Ma volonté, dès mon plus jeune âge, a toujours été de pouvoir utiliser l’esthétique, les habits ou encore les formes corporelles des femmes qui m’entouraient, sans pour autant renoncer à mon identité propre. Mais cela m’a longtemps été interdit, car c’était quelque chose qui appartenait exclusivement au genre féminin.

Dans ce sens, vous parlez ici de « cri de liberté » pour un « art en mouvement ». Pouvez-vous en dire plus ?

Oui, pour moi, danser en travesti est un pas de plus vers une forme de liberté. Car la société m’en a toujours empêché, pour des raisons de normes identitaires et artistiques. J’ai été moqué pour ça, ignoré, stigmatisé… Aujourd’hui, j’ai enfin la possibilité de le faire, avec sincérité et rigueur. Dans ce sens, effectivement, je considère que c’est quelque chose de libérateur. Surtout que je n’en joue pas : ça fait partie de ce que je suis.

Je suis juste l’enfant que j’ai toujours voulu être : en robe, maquillé et avec une perruque!

Votre spectacle date de 2019. Comment a-t-il été accueilli ?

En général, je suis très ému et heureux de l’accueil du public et des critiques. Encore aujourd’hui d’ailleurs. Ensemble, depuis quatre ans, on vit des choses extraordinaires partout où nous passons, même s’il existe encore des esprits rétrogrades qui continuent à râler, à pointer du doigt, à humilier, à ne rien y comprendre et à ne pas respecter les sentiments et les manifestations de la société, qui sont pourtant à l’ordre du jour, et sous tous les toits!

Qu’en pensent précisément les autres artistes ?

Il y a des artistes qui vous témoignent d’emblée leur amour et leur reconnaissance. Et d’autres qui, avant même de voir le spectacle, jugent, font des commentaires. Certains ne supportent même pas de le voir! Bref, il y a toutes sortes de réactions : il y en a qui vous soutiennent inconditionnellement, qui se voient représentés et qui adorent ça. Et d’autres qui n’aiment pas. On peut dire que Viva!! divise, et c’est tant mieux !

J’ai été moqué pour ça, ignoré, stigmatisé…

Et les femmes ? Se sentent-elles représentées ? 

Encore une fois, Viva!! ne représente personne. On reste avant tout nous-mêmes, avec nos noms, nos personnalités, nos caractères… Je suis juste l’enfant que j’ai toujours voulu être : en robe, maquillé et avec une perruque. Et je m’appelle toujours Manuel!

Aujourd’hui, en Espagne, ce genre de spectacle est-il encore considéré comme transgressif ?

Je ne sais pas. Je pense que chacun aura une lecture différente. Mais indépendamment du fait que ce soit « queer » ou non, ou du travestissement comme on dit, c’est d’abord un spectacle de danse, d’une grande qualité artistique et musicale, avec des interprètes uniques, de grands danseurs et chorégraphes.

Plus qu’une satire, Viva!! se définit comme une « déclaration d’amour au flamenco ». C’est-à-dire?

C’est un spectacle qui est présenté avec honnêteté, avec ce désir de faire quelque chose que l’on nous a toujours refusé.  C’est ça le plus important. C’est vrai, il y a des moments plus drôles et plus joyeux, qui sont la manifestation de la personnalité de chacun. Mais oui, la racine commune, c’est cette sincérité, cette probité. Celle de pouvoir se montrer comme on le souhaite.

Vous êtes un habitué du Luxembourg, et notamment du Flamenco Festival d’Esch-sur-Alzette pour y être venu à deux reprises. Selon vous, ce pays a-t-il l’âme « flamenca » ?

Bien sûr! C’est un pays que j’adore et je considère les gens du festival comme ma famille. Ce sont des personnes qui me sont proches, qui sont attentives à votre travail, à votre développement artistique. On peut dire que c’est un festival spécial avec des gens spéciaux, mais que j’aime!

Une autre histoire du flamenco

Il vient juste de sortir en ce début de mois en VF, alors que la version originale date de 2020 : Flamenco queer, de l’artiste et théoricien espagnol Fernando López Rodríguez, retrace l’existence des travestis dans le flamenco, et ce, sur une très large période (1808-2018). On y apprend que, depuis ses débuts, le flamenco est régulièrement émaillé de résistances et autres retournements «queer». Derrière l’histoire officielle, en effet, la partition genrée des chants et des danses a toujours été renversée de l’intérieur par ses interprètes (souvent à la marge), et ce, par l’affirmation de dissidences de genre et de sexualité au sein même d’un milieu conservateur.

On y apprend notamment qu’au début du XXe siècle, il existait des cafés et des music-halls où des artistes travestis se mêlaient aux interprètes de flamenco plus «traditionnels», avant que cela ne retombe dans la clandestinité, au moins jusqu’aux années 1960, en raison du franquisme et de ses lois répressives (notamment celle dite de «mise en danger de la société» qui entraînait des persécutions et des peines de prison pour comportement immoral, et dont les homosexuels étaient souvent la cible principale).

Si le flamenco est né garçon, cette masculinité fut contestée et des personnalités flamboyantes comme José Pérez Ocaña, Carmen de Mairena, et plus récemment Belén Maya et Israel Galván, aux côtés d’autres moins connues mais tout aussi décisives firent imploser les assignations normatives. Avec Flamenco queer, Fernando López Rodríguez (au programme d’«ARTraversE» d’Esch2022, à travers lequel le Círculo Machado présentait à la Kulturfabrik des artistes de flamenco qui justement «cassaient les codes») s’attache à remettre en lumière celles et ceux qui dansèrent et chantèrent, dans les tablaos ou dans la rue, dans les marges ou sur les plus grandes scènes, pour faire vivre leur art.