Une grève inédite qui secoue le monde de la solidarité français : l’organisation Emmaüs, référence en matière de lutte contre l’exclusion, fait face à la colère de certains de ses « compagnons » sans-papiers qui dénoncent leur « esclavage » et exigent leur régularisation.
Le mouvement Emmaüs fut fondé au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour porter secours aux mal-logés et aux démunis par l’abbé Pierre, décédé en 2007 et aujourd’hui encore l’une des personnalités les plus respectées des Français.
Dans le département du Nord, où se retrouvent des centaines de migrants visant l’Angleterre, mais également ailleurs en France, le mouvement Emmaüs accueille aujourd’hui en majorité des étrangers en situation irrégulière. Ils sont ainsi 60 % des 4 300 « compagnons » accueillis dans 122 communautés, selon un guide Emmaüs de 2022.
La contestation est partie de la Halte-Saint-Jean, grande bâtisse en briques de Saint-André-lez-Lille aujourd’hui bardée de banderoles dénonçant un « esclavage ». En mai, une enquête pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé » visant cette communauté a été ouverte et, début juillet, une vingtaine de compagnons, tous sans-papiers, ont débuté une grève, avec l’appui du syndicat CGT.
Assurant travailler huit heures par jour dans un climat « raciste » en touchant un pécule bien inférieur aux 392 euros mensuels préconisés par Emmaüs France, ils demandent à être régularisés pour le préjudice subi.
Une « peine à purger »
Accueillie avec ses deux fils depuis presque trois ans, la Gabonaise Alixe assimile ces années à une « peine à purger » dans l’espoir d’une régularisation qui semble de plus en plus incertaine. En août et septembre, des compagnons de Dunkerque, Tourcoing et Nieppe (Nord) ont rejoint le mouvement. A Tourcoing, la grève a toutefois été suspendue.
La philosophie d’Emmaüs veut que les compagnons soient nourris et logés et bénéficient d’un accompagnement social pour se réinsérer. Ni bénévoles ni salariés, ils doivent contribuer, « sans lien de subordination », au fonctionnement des communautés, qui sont autonomes et vivent de leurs activités de valorisation d’objets.
Une singularité encadrée depuis 2008 par le statut d’Organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS). Depuis 2018, un étranger qui peut justifier de trois années d’activité ininterrompue dans une de ces structures, mais aussi de perspectives d’intégration, peut se voir accorder une carte de séjour.
Les préfectures, qui représentent l’Etat, sont décisionnaires mais leurs pratiques sont très disparates, notait Emmaüs en 2020. La Halte-Saint-Jean et Nieppe font partie des rares communautés qui n’ont pas adopté ce statut, demeurant dans une zone plus grise encore, bien qu’elles assurent parvenir à faire régulariser des compagnons.
Du bénévolat pur un vrai travail
Pour le président de la Halte-Saint-Jean, Pierre Duponchel, cette complexité des démarches pour obtenir des papiers exaspère certains compagnons, qui ne sont ni régularisés ni expulsés, et se retrouvent interdits de travailler et donc coincés dans les communautés. « Les personnes se retrouvent parfois à faire cinq, six, sept ans de +bénévolat+, en fait du travail à temps plein », accuse la gréviste Alixe.
Si Nieppe bénéficie du soutien d’Emmaüs France, qui y juge les conditions d’accueil et d’accompagnement « complètement satisfaisantes », la Halte-Saint-Jean et Dunkerque sont sous le coup d’une menace d’exclusion du mouvement.
Pour l’économiste Joël Ambroisine, le statut OACAS participe d' »une nouvelle dynamique des communautés, mais continue de s’inscrire dans un interstice où les droits du travail sont flous ».
Face à cette grève inédite, Marie Loison-Leruste, maîtresse de conférence à l’université de la Sorbonne-Paris Nord, avance, elle, l’hypothèse de compagnons étrangers mieux armés pour se mobiliser que les compagnons historiques, « qui étaient pauvres économiquement, mais aussi en termes de capitaux scolaires, de mobilisation ».