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Festival du Film italien de Villerupt : la question du genre


La maschera del demonio (1961), chef-d’œuvre de l’épouvante gothique signé Mario Bava, était projeté pour la «Notte dell’orrore», mardi, à la Kulturfabrik.

Comment le rendez-vous par excellence du cinéma italien a longtemps gardé hors champ le cinéma de «série B».

Souvenir d’un fait rare à Villerupt : en 2008, le festival du Film italien célébrait Halloween avec la projection tardive (et peu fréquentée), au cinéma Rio, du classique du cinéma d’horreur italien Suspiria. Une catastrophe passée inaperçue : le chef-d’œuvre de Dario Argento, restauré l’année précédente à l’occasion de son 30e anniversaire, avait été montré sur support DVD. En cause, donc, une image recadrée qui remplissait les deux tiers de l’écran, des teintes fades et pixelisées (la pire insulte au film, que l’on connaît pour son travail sublime sur les couleurs), un léger décalage de synchronisation image-son… À mi-film, le disque saute, fatigué d’avoir trop donné pour un système de projection inadapté; la projection se termine péniblement, plus de 2 h 30 après avoir démarré (le film dure 98 minutes). Prise pour exemple, l’anecdote suffit à révéler le peu d’égard que le festival a montré, durant sa longue existence, pour le cinéma de genre italien.

Autre fait révélateur : pour les filmographies de Fellini, Visconti, Scola, Risi, Monicelli, Comencini ou Wertmüller, toutes montrées de manière exhaustive ou presque et régulièrement projetées, le festival n’aura projeté qu’un seul film de Sergio Leone, Il buono, il brutto, il cattivo (1966), en… 2008 – moins pour rendre hommage au réalisateur phare du western spaghetti que pour la partition d’Ennio Morricone (le thème, cette année-là, était «Musica, maestri !»). On pourrait prendre à partie Pupi Avati, un cinéaste chouchouté à Villerupt avec 24 films projetés (la moitié de sa filmographie) : drames historiques (Noi tre, 1984; Dichiarazioni d’amore, 1994), comédies (Sposi, 1987; Gli amici del bar Margherita, 2009), romances (Aiutami a sognare, 1981; Una gita scolastica, 1983)… Au fil des ans, le festival a tissé un panorama complet du prolifique réalisateur bolognais, sans pour autant y inclure le fantastique, genre dans lequel il s’est souvent illustré – Le strelle nel fosso (1979) et L’arcano incantatore (1996) font figure d’exceptions, mais on ne trouve aucune trace dans les archives du festival du «giallo» culte de ses débuts La casa dalle finestre che ridono (1976) ni des plus récents et admirables Il nascondiglio (2007) ou Il signor Diavolo (2020).

Trésors populaires

Si l’amour de Villerupt pour le cinéma est inconditionnel (et incontestablement antiélitiste), c’est un amour partial. Le cinéma de genre y est souvent présent, en réalité. Mais rarement de manière frontale. Les immenses fictions politico-criminelles de «série A» signées Francesco Rosi (Salvatore Giuliano, 1960; Le mani sulla città, 1963; Cadaveri eccellenti, 1976) ou Damiano Damiani (Confessione di un commissario di polizia al procuratore della repubblica, 1971; Io ho paura, 1977) sont à la lisière du cinéma de genre, et l’ont influencé à leur tour. Elio Petri, figure majeure du cinéma italien, a poussé les codes esthétiques du polar à leur paroxysme (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto, 1970; Todo modo, 1976). Le festival de Villerupt a maintes fois célébré Petri, y compris à travers des rétrospectives à lui dédiées; on n’y a jamais vu La decima vittima (1965), satire drôlement pop et visionnaire enrobée de science-fiction, portée par Ursula Andress et Marcello Mastroianni au sommet de leur gloire.

Tout cela n’est évidemment pas un règlement de comptes, encore moins un procès. Plutôt un message d’espoir à destination d’une institution qui, depuis 46 éditions, n’a jamais osé toucher au trésor caché du cinéma italien, si intarissable qu’il pourrait remplir à lui seul les 46 prochaines. Ces films existent (souvent en DVD !), beaucoup sont restaurés et régulièrement montrés au cinéma en France. Surtout, le cinéma de genre italien, qui se ramifie en une infinité de courants, possède déjà un public dévoué et reste essentiellement populaire. Rappelons que dans les années 1960 et 1970, au firmament de Cinecittà, les travailleurs de toute la moitié nord de l’Italie avaient le football et le cinéma pour hobbies principaux. Les westerns grandioses de Sergio Leone et ceux, comiques, de Terence Hill et Bud Spencer, les polars froids et violents de Fernando Di Leo, les films d’action de Stelvio Massi et d’Umberto Lenzi, les thrillers d’Argento, tous ont été à leur époque champions du box-office italien pour une raison. Ils se posent comme témoins d’un cinéma populaire par nature.

«Notte dell’orrore»

Il est devenu tellement naturel de ne pas avoir accès, à Villerupt, à tout ce précieux pan du cinéma italien, que l’on finit par l’oublier. Mais le festival ayant toujours pris à cœur de montrer du cinéma de patrimoine, plaidons pour qu’il y fasse découvrir des auteurs qui y auraient toute leur place, tels que Fernando Di Leo, dont le majestueux polar urbain Milano calibro 9 (1972) aurait été du sur-mesure pour le thème du festival cette année, qui met à l’honneur la capitale lombarde. Ou bien Umberto Lenzi, qui en montre la face poisseuse dans son très noir Milano odia : la polizia non puó sparare (1974). Ou encore Liliana Cavani qui, en mettant en scène Milan dans ce qu’elle a de plus terrifiant, donne vie à la grande ville anonyme de la dystopie I cannibali (1969). Ou bien…

La seule chose dont on tient rigueur à Villerupt, c’est d’avoir si longtemps laissé hors champ l’éclatant patrimoine du cinéma d’horreur transalpin, alors même qu’il se déroule chaque année autour d’Halloween. Tardivement, le festival avait su rattraper son «Suspiria-gate» avec une première «Notte dell’orrore», le 31 octobre 2022, qui avait rendu justice à Dario Argento dans un double programme de choix (Profondo rosso, 1975; Tenebre, 1982). La projection, mardi soir, de La maschera del demonio (1961) et La ragazza che sapeva troppo (1963), chefs-d’œuvre classiques de Mario Bava, laisse penser que la formule deviendra un rendez-vous régulier. On se plaît déjà à imaginer que le festival de Villerupt dédiera dans le futur un thème ou une carte blanche à des films et auteurs injustement méprisés, dont on oublie qu’ils ont été pionniers pour faire cohabiter la peur, l’action, la bizarrerie ou le grand-guignolesque avec de grandes innovations formelles et un sens aiguisé du récit couplé à une observation fine (mais effrontée!) du monde qui les entoure. C’est une fierté tout italienne.

Mario Bava, génie précurseur

Encore trop méconnu par rapport à son principal héritier, Dario Argento, Mario Bava n’est pas seulement un maître du cinéma d’horreur italien, c’est un maître du cinéma tout court, reconnu en son temps par ses pairs. Directeur de la photographie régulier de Mario Monicelli et Steno, il devient une sorte d’artiste maudit au tournant des années 1960 quand il passe à la réalisation en solo, après avoir coréalisé le film séminal de l’épouvante italienne (I vampiri, 1957, avec Riccardo Freda) et le premier film de science-fiction en Europe (La morte viene dallo spazio, 1958, avec Paolo Heusch).

Son premier film, La maschera del demonio (1961), interprété par l’iconique Barbara Steele, donne le véritable coup d’envoi de l’horreur à l’italienne à une époque où les cinéastes, les genres et les modes de production étaient de plus en plus décomplexés. Avec La ragazza che sapeva troppo (1963, en noir et blanc) et Sei donne per l’assassino (1964, en couleur), il codifie le «giallo» qui allait être, quelques années plus tard, l’exception culturelle et la fierté nationale du cinéma italien à petit budget, grâce à Dario Argento, Sergio Martino, Aldo Lado ou Pupi Avati. Terrore nello spazio (1966) fut l’inspiration première d’Alien (Ridley Scott, 1979) et Reazione a catena (1972) a créé le sous-genre du «slasher», qui sera développé ensuite aux États-Unis avec Halloween (John Carpenter, 1978) ou Friday the 13th (Sean S. Cunningham, 1980).

Toujours en avance sur son temps, Mario Bava, cinéaste hyperactif et constamment mis à l’épreuve par des délais de tournage très courts, des budgets minuscules et un succès public inexistant, est aujourd’hui vu, à juste titre, comme un génie précurseur. Jusque dans ses films les plus étranges et, donc, uniques, à l’image de Diabolik (1967), adaptation pop et décalée des «fumetti» du même nom, Le spie vengono dal semifreddo (1966), parodie lourde mais inventive des James Bond, ou l’immense Cani arrabbiati, polar hitchcockien et ultraviolent entièrement mis en scène à l’intérieur d’une voiture, réalisé en 1974 et resté inédit jusqu’en 1995, quinze ans après sa mort.