Neuf numéros, le scandale puis l’oubli. Ah!Nana, revue créée en 1976 par les «femmes de Métal Hurlant» et pour les femmes, revient à la vie le temps d’un hors-série d’anthologie.
Selon Janic Guillerez, Ah!Nana, revue trimestrielle de bande dessinée qu’elle a fondée et dirigée, était «antimachiste, mais pas antihommes». Féministe, assurément, même si, près de cinquante ans après la sortie du premier numéro – et déjà à l’époque –, des voix nuancent le positionnement politique de la publication.
Une chose est sûre : Ah!Nana était un magazine imaginé et réalisé par des femmes, pour les femmes. Un espace d’expression féminin (plus que féministe) pour des sujets de société abordés sans tabou, et pour mettre en avant les autrices de BD françaises de l’époque, généralement invisibilisées et, donc, inconnues. L’aventure révolutionnaire Ah!Nana est aujourd’hui rembobinée en long et en large dans un numéro hors-série de Métal hurlant, autre magazine culte ressuscité, lui, en 2021, et dont le numéro 9 est attendu cet automne.
Un moment parfait pour revenir sur cette histoire : il y a 45 ans, en septembre 1978, paraissait le neuvième numéro de Ah!Nana – le dernier, avant que la revue meure sous les coups de la censure.
L’apparition de Ah!Nana est pratiquement biblique, sortie en 1976 de la côte de son alter ego masculin, Métal Hurlant. Les «nanas» originelles? Janic Guillerez, Claudine Giraud, Anne Delobel et Keleck, les compagnes respectives de Jean-Pierre Dionnet, Mœbius (les deux pères fondateurs de Métal hurlant), Tardi et Jean-Michel Nicollet. Excédé par ses compagnons qui «jouaient les machos», selon Janic Guillerez, et déplorant l’invisibilisation des autrices de BD, le quatuor (qui comprend trois scénaristes-dessinatrices) lance une publication revendiquée «100 % féminine», et dont «Métal» se faisait l’attaché de presse. Ah!Nana était née.
C’est le même Métal hurlant qui, dans le premier hors-série de sa mouture actuelle, retrace l’existence courte de sa turbulente petite sœur, le long de 274 pages, donnant la parole à celles qui ont fait Ah!Nana et mettant en lumière leurs univers sombres, féroces et riches. Les piliers du magazine s’appellent Chantal Montellier, auteure de l’hilarante série Andy Gang, du nom de ce flic qui s’imagine en héros mais qui enchaîne les bavures (elle fondera en 2007 le prix Artémisia, destiné aux autrices de BD); Nicole Claveloux, dont l’univers sombre et baroque évoque autant les contes des frères Grimm (La Connasse et le Prince charmant, paru dans le numéro 2 de Ah!Nana) que le manga (Une gamine toujours dans la lune, numéro 6); ou encore la dessinatrice et militante Cecilia Capuana, auteure de Rêve (numéro 1), qui réinvente l’esthétique crade de Robert Crumb en l’apposant à un récit féministe utopiste. Au sein de la revue, Capuana est loin d’être la seule à se réapproprier la figure de la sorcière, mais c’est elle qui en tirera les histoires les plus marquantes (Tremblez… tremblez… les sorcières sont de retour, numéro 2; Visite inattendue, numéro 3).
Ah!Nana comptait également dans ses rangs l’autodidacte Keleck, ainsi que la cinéaste Agnès Varda, qui publia dans ses pages une version roman-photo de son film L’une chante, l’autre pas (1977), chronique des luttes féministes et des droits des femmes en France. Pour le premier numéro de Ah!Nana, Florence Cestac dessine Les Mariols!, une seule page qui attaque le machisme à la jugulaire : la dessinatrice – première femme à avoir obtenu le Grand Prix du festival d’Angoulême, en 2000 – y fait un florilège des remarques subies à la volée par les femmes (au hasard : «Oh dis, la sauterelle, les loloches pas mal mais le cul pas terrible…»).
Dans les pages du magazine, on trouvait des adresses de librairies féministes, des encarts publicitaires pour les centres de soutien aux femmes victimes de violences… Alors, féministe, oui, mais jusqu’à quel point? En donnant la parole aux principales intéressées, le hors-série montre aussi la diversité des points de vue sur le sujet, traduisant encore aujourd’hui le chaos que représentait la publication d’un numéro de la revue. «Ah!Nana était plus subversif qu’engagé (…) Il y avait un désir de provoquer, d’oser», estime Nicole Claveloux.
Janic Guillerez la seconde : pour elle, le magazine qu’elle menait d’une main de fer était «au-delà du féminisme». Les sujets de société qui remplissaient les pages de Ah!Nana, souvent tabous – et parfois abordés de manière… discutable –, avaient à voir avec le néonazisme, l’homosexualité et la transsexualité, l’inceste… C’est ce dernier thème qui signa la mort de la revue à la publication de son neuvième numéro, illustré par la couverture de la Néerlandaise Liz Bijl – la même qui réalisa celles du numéro 7, sur le sado-masochisme, et du numéro 6, sous-titré «le sexe et les petites filles».
Désormais considérée comme une revue pornographique, Ah!Nana, dont le petit tirage avait déjà du mal à se vendre, fut interdite à la vente aux mineurs et ne publia plus jamais. Ironie du sort : la majorité de son lectorat était masculin… comme les censeurs.
Métal hurlant, hors-série «Ah!Nana». Collectif. Les Humanoïdes Associés.
L’histoire
Métal hurlant rend hommage à Ah!Nana, le premier périodique français de bande dessinée réalisé par des femmes, pour des femmes, entre 1976 et 1978 – une aventure pionnière dans le monde de la bande dessinée française. Son contenu reflète une très grande liberté et les préoccupations féministes de son temps, pour aborder des sujets de société délicats à la fin des années 1970, ce qui lui vaudra une interdiction aux mineurs. Ah!Nana a ouvert la voie à une nouvelle génération de féministes avant-gardistes, brisé les stéréotypes, bousculé les conventions, et donné un espace de liberté à des autrices de renom.