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La saturation, du sol au plafond !


(Photo : jérôme zonder & galerie nathalie obadia)

Le Casino, en inondant ses espaces de dessins et de peintures, fait dans l’immersif et le physique, approche défendue par deux artistes que tout oppose.

Deux étages, deux ambiances, comme au Macumba ! Le Casino n’aurait pas pu faire plus dépareillé en invitant Tessa Perutz et Jérôme Zonder à investir conjointement ses espaces. D’ailleurs, son directeur, Kevin Muhlen, ne cherche plus de rapprochements entre les deux artistes, bien qu’il en existe : un jeu d’écriture caché, des répétitions et, surtout, un sens de la saturation qui attaque les sens. Pour le reste, c’est en effet le grand écart : l’une célèbre la couleur, le paysage et la peinture (historiquement référencée) qu’elle relève de puissantes notes aromatiques. L’autre préfère le dessin en noir et blanc, obsessionnel et frénétique comme l’est l’époque, d’où se dégage une forte odeur de colle.

Tessa Perutz, contrairement à son homologue (qui était de l’exposition collective «L’homme gris» fin 2020), découvre là le musée et met les formes pour sa première exposition personnelle institutionnelle. Comme elle l’a déjà fait auparavant à Bruxelles, l’Américaine, 35 ans, rembourre le sol d’un épais tapis de fleurs de lavande qui chatouille les narines et pose une atmosphère méditerranéenne. Ne manque que le bruit des cigales pour appuyer ce séjour en Europe qu’a effectué l’artiste quatre années durant, traduit par des toiles flamboyantes représentant des paysages visités et étudiés par ses soins. Expérimentées serait plus juste.

Regard féminin, moderne et intime

À première vue, à l’instar de cette représentation de Bordighera, ville sur la Riviera italienne, ou de cette fresque murale dépeignant la ligne d’horizon de Marseille depuis la célèbre Cité radieuse de Le Corbusier, son œuvre s’articule autour de préceptes éprouvés : d’abord le travail en plein air, dont elle tire des croquis transposés en aquarelle en atelier. Ensuite la peinture de paysages, faits de plans d’eau, de bords de mer, de canopées, de plantes, de champs et de vallées, de lune et de soleil. Enfin, d’anciens modèles, dont celui de Claude Monet, qu’elle reconnaît «suivre à la trace», ne serait-ce que pour se laisser subjuguer, elle aussi, par la lumière, la faune et la flore du sud, comme le fut l’impressionniste à l’époque.

Mais en y regardant de plus près, la patte de Tessa Perutz s’affranchit de tous les codes. D’un point de vue déontologique, déjà, elle dit vouloir s’affranchir «d’une pratique académique» en y injectant un regard féminin, contemporain et intérieur. Concrètement, l’artiste pose son intention en démultipliant certains motifs (abstraits autant que figuratifs) et en ajoutant à ses compositions des produits naturels tels que du sable ou de l’hibiscus. Tout en faisant référence aux propriétés curatives de la nature, elle passe là un message clair : elle intègre «physiquement» les lieux dans ses œuvres pour mieux les habiter. Oui, avec elle, l’art est un rituel, et la peinture, un miroir intérieur, une cartographie de l’âme.

Un grand bal de fin du monde

Des paysages géométriques qui gagnent encore en abstraction (en «spiritualité», dirait-elle) avec l’usage d’une palette psychédélique, dont les couleurs n’en font qu’à leur tête. Certains panoramas sont exécutés dans des teintes vives et tropicales, défiant toute notion temporelle ou géographique. Mieux, en mélangeant les attributs de la nuit et du jour, l’artiste finit de les situer dans un univers coincé entre réel et fantastique. Le monde de Tessa Perutz est celui de l’intangible, terre sacrée qui sera complétée l’année prochaine par une publication garnie de poésies et de textes issus de son journal intime. L’errance pourra alors être totale.

En haut des escaliers du Casino, où il avait par le passé posé sept portraits «démoniaques», Jérôme Zonder invite à une autre danse. Plus nerveuse, plus chaotique, plus «radicale» aussi, selon Kevin Muhlen. En témoignent, en ouverture, ces silhouettes de grand format en bois, découpées façon puzzle, construites et déconstruites à la fois. Une foule comme emportée dans un grand bal de fin du monde sans queue ni tête qui, au Casino, prend tout son sens quand on connaît l’histoire mondaine du lieu. Derrière ces figures, des phrases (autant slogans que SMS) qui se croisent et se mélangent comme pour animer les réjouissances d’un «bruit» sourd, inaudible.

Ibrahimovic, Bouddha et un hamster

Cela ne saute pas aux yeux immédiatement, mais l’artiste, 49 ans, défend une pratique réinventée du dessin. Dans ce sens, il essaye d’exploiter toutes les possibilités de la discipline, dans un noir et blanc réalisé au crayon graphite et au fusain, avec un personnage au centre de ses préoccupations depuis plusieurs années : Pierre-François, fruit de son imagination qui lui permet de poursuivre ses expérimentations artistiques tout en questionnant l’idée du portrait. Car cette figure n’apparaît jamais «complètement», en entier. Non, Jérôme Zonder la remplit, la peuple d’images et de motifs divers, parfois récurrents, pour autant de couches d’idées et de sentiments. En somme, tel un être vivant, elle évolue, grandit.

Pierre-François appartient, aux côtés de Garance et de Baptiste – trois prénoms inspirés (à quelle hauteur?) par le film Les Enfants du paradis de Marcel Carné –, à une fratrie fictive dont l’artiste situe la naissance en 2000, soit en pleine génération Z, que Jérôme Zonder analyse et représente depuis dans son œuvre. Cela prend alors la forme d’un enchevêtrement névrotique de dessins faits d’extraits de films, de symboles, de figures de la culture populaire, de sujets d’actualité, politiques, sociologiques… Avec lui, Zlatan Ibrahimovic côtoie le Bouddha, Orange mécanique s’appuie sur les Unes de Libération, sans oublier cet hamster qui n’est jamais bien loin. Ancré dans un monde saturé d’informations, son personnage en regorge jusqu’à la nausée.

Techniquement, Jérôme Zonder met également du cœur à l’ouvrage, mêlant à son graphisme réalisme, abstraction, emprunts aux BD (Crumb, Gotlib, Edika) et dessins de presse «cartoonesques». Sur un gigantesque damier, puis au cœur d’imposantes illustrations réalisées «in situ», à même le sol et en mode «jeu de l’Oie», Pierre-François se perd, titube et semble crouler sous le poids des œuvres de son créateur, son ironie et son sarcasme. Gageons que la Nuit des musées, qui arrive ce week-end, lui redonne de l’élan afin qu’il profite de la fête, ouverte à tous. D’ailleurs, la convocation se retrouve même en image, à travers ce slogan (repris à une multinationale qui fait des burgers) : «Venez comme vous êtes !». Ce n’est pas au Macumba que l’on entendrait ça.