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Littérature : Patrick Modiano au ballet des souvenirs


(Photo : francesca mantovani)

Après plus de 40 romans depuis 1968 et de multiples récompenses, dont le prix Nobel 2014 de littérature, un récent aveu : «Je ne suis pour ma part qu’un romancier…».

Un aveu confessé à voix presque murmurée. Alors, on ouvre et on lit : «Brune ? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos. Les autres, sauf le petit Pierre, leurs visages se sont estompés avec le temps. D’ailleurs, c’était un temps où l’on prenait beaucoup moins de photos qu’aujourd’hui…».

Atmosphère et écriture brumeuse… Aucun doute : on est bien en la compagnie enveloppante de Patrick Modiano qui, à 78 ans, offre en cet automne La Danseuse. Un roman, nous assure l’éditeur. Les Anglo-Saxons diraient qu’avec ce texte d’à peine 100 pages, on a affaire à une «novella» – format littéraire plus long que la nouvelle, plus court que le roman. Qu’importe ! Une fois encore, l’auteur fait travail de devoir de mémoire. Et une fois encore, il y a dans ce texte comme un air de déjà-vu – une sensation courante avec lui. Disons alors qu’en musique, il y a les Variations Goldberg, et en littérature, ce sont les Variations Modiano !

Ainsi, la «danseuse arrivait le matin, à sept heures quarante-cinq, gare du Nord. Ensuite, le métro jusqu’à la place de Clichy. Le bâtiment du studio Wacker était vétuste. Un rez-de-chaussée, une dizaine de pianos d’occasion, rangés en désordre comme dans un dépôt». La jeune femme, dont on ne connaîtra jamais les nom et prénom, arrive de Saint-Leu-la-Forêt, petite ville de banlieue au nord de Paris. On apprend qu’elle a un enfant, le petit Pierre, il a sept ans, il est timide. Le père ? Il n’est plus là. C’est le narrateur (dont on ne connaîtra pas non plus l’identité) qui garde l’enfant quand sa mère travaille, en plus de ses cours de danse.

En musique, il y a les Variations Goldberg, et en littérature, ce sont les Variations Modiano!

Comme un rituel. Après la gare et le métro, donc, le studio de danse, avec cette «odeur particulière de vieux bois, de lavande et de sueur». Au fil des pages, on se demandera si la danseuse et le narrateur sont amants – peut-être, peut-être pas. Car dans l’air «modianesque», la brume est persistante. C’est souvent flou, et intemporel. Il y a aussi des personnages étranges, étrangers, bien présents ou simplement de passage.

Comme cette personne croisée, revue par hasard 50 ans plus tard («J’attendais le feu rouge pour traverser le boulevard Raspail et un homme se tenait sur le trottoir d’en face. Je reconnus aussitôt Verzini. Et j’éprouvais un brusque malaise, celui d’être en présence de quelqu’un que je croyais mort depuis longtemps. Peut-être s’agissait-il d’un mauvais rêve. Ou d’une erreur de ma part») dans un Paris qui a perdu, regrette le narrateur, de son charme. Un Paris qu’on a offert aux touristes les yeux rivés sur leur téléphone portable tout en tirant leur valise à roulettes et qui est devenu semblable à l’espace «duty free» d’un aéroport.

Du Paris de Modiano, de celui des années de la Seconde Guerre mondiale, de celui des années 1950, on ne serait pas surpris de voir surgir des fantômes : ceux de Serge Lifar, Rudolf Noureev, Margot Fonteyn, Jean Babilée, Maurice Béjart ou encore de l’éditeur Maurice Girodias qui encouragera le narrateur, alors hésitant jeune homme, à se consacrer à l’écriture (doit-on y voir le double de l’auteur?). Avec La Danseuse, roman des débuts de vie et baigné dans une lumière indécise venant d’«ampoules trop faibles», Patrick Modiano sait mieux que quiconque installer le trouble derrière la douceur. Entre pénombre singulière et délicate mélancolie, il offre, tout simplement, le présent éternel.