«Quelle époque !» C’est toutefois bien la nôtre, jusqu’à preuve du contraire, que met en scène Thomas Cailley dans son deuxième long métrage, Le Règne animal, avec lequel il a ouvert la compétition Un certain regard du dernier festival de Cannes.
Des embouteillages, des hôpitaux submergés, des fêtes de village, des supermarchés… et un étrange phénomène épidémique qui voit les malades se transformer progressivement en animaux. L’élément fantastique mis à part, Le Règne animal capte l’état actuel d’une France qui balaye ses problèmes sous le tapis, et le cristallise dans ses deux héros, François (Romain Duris, magistral) et Émile (Paul Kircher, idem).
Amputée d’un membre, la mère, qui a entamé sa métamorphose, la famille déménage dans le sud-ouest de la France pour se rapprocher d’elle. Mais alors qu’elle s’échappe, durant son transport, du centre pour «bestioles», mi-hôpital mi-prison, père et fils ont en tête de la retrouver.
Le Règne animal arrive après nombre de fables environnementales qui, ces dernières années, se sont imposées comme cette tendance du cinéma d’auteur français à distiller un discours écologiste dans le cinéma de genre (L’Heure de la sortie, de Sébastien Marnier; Poissonsexe, d’Olivier Babinet; La Montagne, de Thomas Salvador) ou tout public (La Croisade, de Louis Garrel; La Fameuse Invasion des ours en Sicile, de Lorenzo Mattotti; En même temps, de Benoît Delépine et Gustave Kervern).
Le film de Thomas Cailley est, lui, hybride, à l’image de son espèce en voie de mutation. Il partage la part belle entre un récit filmé de l’intime, aux dimensions à la fois affectives, familiales, sociales et tragicomiques, et l’expression des cinémas de genre, qui vient troubler ou révéler le juste équilibre de l’ensemble.
On voit dans le film toutes sortes de «monstruosités», somptueuses ou douloureuses. Un homme-aigle (Tom Mercier, bouleversant), avec qui le jeune Émile se lie d’amitié tout en l’accompagnant dans sa transformation; mais aussi des modifications corporelles, des griffes qui poussent sous les ongles, la perte du langage, l’isolement, le tout à l’ombre d’un danger omniprésent.
À la fois héritier des mondes anxiogènes de Shyamalan et de l’imagerie fantasmagorique de Guillermo Del Toro, Thomas Cailley met en images un espace qui ne regarde pas les frontières – ni géographiques ni de genre – tout en restant indiscutablement français, dans ces Landes qu’il retrouve neuf ans après son précédent et premier film, Les Combattants.
La «part animale» du film pose aussi les questions de la différence et des discriminations et, par ruissellement, aborde le sécuritarisme (les autorités responsables des créatures sont la gendarmerie et l’armée) et l’identitarisme («On aime les bêtes… mais loin de nous.») Comme les zombies de Romero, les «humanimaux» de Thomas Cailley servent à une allégorie des crises sociales et politiques de la France d’aujourd’hui. Celles, envenimées par une partie de l’opinion publique, et que l’État préfère cacher hors de la vue de tous. Son discours prend plusieurs formes, et le cinéaste les met en scène avec la même maestria et la même tension par une scène d’action dans un supermarché, ou par un champ-contrechamp face à une professionnelle de la santé.
C’est par ce même prisme politico-social que l’on peut regarder François, qui a des airs de militant du dimanche, capable dans une même phrase d’inciter son fils à la désobéissance et de se montrer autoritaire. Émile, du haut de ses 16 ans, doit, lui, s’adapter à sa nouvelle vie, et gérer les premiers symptômes d’une transformation en loup.
Il trouve son havre de paix dans la profondeur de la forêt, à la recherche de sa mère et, surtout, au contact de sa prochaine vie, au milieu de cette faune étrange et menacée. Constamment en rupture de ton, Le Règne animal prend l’intime comme source inépuisable d’émotions fortes, aussi bien quand il regarde vers le cinéma à hauteur d’hommes (à l’arrivée d’Émile dans sa nouvelle classe ou lors d’une embardée nocturne et en musique à la recherche de la mère) que fantastique (une séquence poignante à un moment crucial de la transformation de l’homme-aigle). Il dévoile ses secrets avec parcimonie, et toujours à hauteur des personnages.
Bluffant visuellement, avec des maquillages et effets spéciaux à tomber par terre, le film l’est tout autant pour sa bande sonore, qui témoigne d’un travail d’orfèvre, complété par la musique superbe d’Andrea Laszlo De Simone. La belle réputation que le film s’est forgée à Cannes se confirme en salles, et c’est sans tapage que se glisse là une œuvre véritablement unique et novatrice. Comme si Thomas Cailley avait été guidé par la citation de René Char que Romain Duris lance à tout bout de champ : «Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.»