Comment deux employés d’une société de télémarketing se sont transformés en lanceurs d’alerte, mettant à jour l’arnaque la plus folle de l’histoire des États-Unis.
«Si chaque démarcheur téléphonique, dans le monde entier, vous rend dingue, c’est à cause de CDG», lance, face caméra, le vétéran de la profession Billy Fedor. Civic Development Group, derrière son nom passe-partout et vide de sens, a pratiquement inventé le démarchage agressif, et cache l’arnaque par téléphone la plus dingue de l’histoire des États-Unis. Elle est mise à nu dans le documentaire en trois parties Telemarketers, à l’initiative de deux ex-employés de l’entreprise frauduleuse, Sam Lipman-Stern et Patrick J. Pespas. «Ce qu’on fait ici, c’est appeler les gens… et les amputer d’une partie de leur argent», résume ce dernier entre deux coups de fil gagnants, devant le caméscope de son collègue. Des méthodes puantes de CDG, ses deux salariés suivent l’odeur; une enquête menée sur le cours de deux décennies, la plus rocambolesque qu’il ait été donné de voir de mémoire récente.
En 2001, Sam Lipman-Stern, un adolescent du New Jersey, déserte le collège et débarque chez Civid Development Group, la seule société à des centaines de kilomètres à la ronde qui accepte sans sourciller d’employer directement en CDI un gamin de 14 ans. Dans les bureaux à cloisons, il a pour collègues une joyeuse bande de rebuts de la société. «On était comme une famille dysfonctionnelle. On pouvait avoir un meurtrier assis à notre droite et un braqueur de banque à notre gauche. Il était impossible d’inventer ces personnages», s’est souvenu, pour le magazine Time, le coréalisateur de Telemarketers, aujourd’hui âgé de 37 ans. Selon lui, le concept de l’embauche chez CDG était d’aller chercher «d’anciens détenus et des toxicomanes parce qu’ils sont d’excellents arnaqueurs. Ils savent comment soutirer de l’argent aux gens et ne se risquent pas à dénoncer des activités suspectes.»
Gangster à la ville, flic au téléphone
Chez CDG, Sam Lipman-Stern filme au fil des ans le quotidien d’un bureau qui a des airs de cour des miracles : deux collègues testent des prises de catch, un troisième ramène au boulot son bébé tortue, un responsable élabore des canulars pour piéger les employés les plus sérieux… Ces moments farfelus, Sam Lipman-Stern les poste sur une plateforme alors toute nouvelle, YouTube, où les vidéos plafonnent à quelques dizaines de vues. Ce qu’il a filmé de plus explicite, il le garde bien sûr pour lui, mais les télévendeurs qui sniffent de l’héroïne à la vue de tous ou qui s’enferment aux toilettes avec des prostituées, c’est aussi cela, la routine des employés de CDG. Les patrons, eux, ferment les yeux sur toutes les fantaisies qui leur permettent d’arriver au bout de leur journée, du moment qu’ils vendent.
Les démarcheurs de CDG récoltent des fonds pour le compte d’organisations à but non lucratif, au profit des pompiers, des ambulanciers ou encore des vétérans de l’armée. Son plus gros client est l’antenne du New Jersey du Fraternal Order of Police (FOP), l’un des deux principaux syndicats de policiers aux États-Unis, qui possède des antennes sur tout le territoire. Il faut alors imaginer un personnage aussi stupéfiant que X Santino Tha God, un gangster venu pointer chez CDG après sept ans derrière les barreaux, lever des fonds pour la police en prenant une voix caricaturale de flic, tout en descendant des canettes de bière à une vitesse phénoménale. Mais CDG, qui n’a aucun scrupule à exploiter les failles du système, empoche en réalité 90 % des dons, finançant ainsi les velléités musicales de l’un de ses dirigeants, permettant à un autre d’acheter une résidence secondaire qui s’étale sur les deux rives d’un même fleuve. Les vendeurs, bien sûr, doivent assurer aux donateurs que l’intégralité de leur argent sera redistribué aux associations.
Abattre le système de l’intérieur
À son arrivée chez CDG, Sam Lipman-Stern rencontre Patrick J. Pespas, décrit dans le documentaire comme une «légende du télémarketing», ni plus ni moins. Pat est le meilleur vendeur de CDG, et de loin, capable d’enchaîner les meilleures ventes alors même qu’il est en pleine descente d’héroïne, luttant pour ne pas s’endormir à son bureau. C’est une sorte de fou du roi, adoré par tous et au charisme indéniable, qui se pose parfois comme un prophète – on le voit, au début des années 2000, prévenir sur les effets du dérèglement climatique. Cheveux longs ébouriffés et moustache à la Burt Reynolds, le vendeur de génie est bien décidé à abattre le système de l’intérieur, au fil des découvertes folles qui se révèlent à lui et à son collègue, par le biais de simples recherches Google. «On s’est rendu compte que l’argent n’était pas redistribué correctement, et nous voulions documenter cela», relate le véritable héros au cœur de l’histoire.
En 2009, la Commission fédérale du commerce force CDG à mettre la clef sous la porte et à payer une amende de 19 millions de dollars. Le montant est une goutte d’eau dans l’océan d’une arnaque qui a rapporté à CDG plusieurs centaines de millions, et aucun des cinq dirigeants de l’entreprise – les frères Brian, Glenn et Steve Pasch, et une autre fratrie, David et Marc Keezer – n’a été attaqué en justice. Sans attendre, ils fondent des copies de CDG, en changeant à peine les règles, et font revenir la plupart des anciens de CDG à leur poste.
Pour la justice américaine, de même que pour les instances et les personnalités politiques qui combattent ces méthodes abusives, il est clair que les coupables sont autant CDG (et ses avatars) que les démarcheurs eux-mêmes. Sam Lipman-Stern et Pat Pespas déculpabilisent largement leurs anciens collègues : «C’était un boulot qu’on pouvait avoir quand on avait du mal à trouver un boulot», résume Pespas dans les colonnes du New York Times. En deux mots, l’embauche fait partie intégrante du système frauduleux monté par CDG. Et l’histoire de prendre une nouvelle tournure lorsque le duo découvre que les différentes branches comme le siège fédéral du FOP, pour qui les remplaçants de CDG continuent d’appeler encore à ce jour, trempent aussi dans la combine. En restant, évidemment, impunis. Pour Sam et Pat, c’est l’impasse de trop, la preuve ultime que leur enquête n’aboutira jamais.
Pat Pespas joue l’infiltré
En 2020, avec l’aide du réalisateur Adam Bhala Lough, cousin de Sam Lipman-Stern, les rushes tournés à CDG et l’enquête des deux pieds nickelés atterrissent sur le bureau des frères Josh et Benny Safdie, symboles de la nouvelle génération du cinéma new-yorkais indépendant (Good Time, Uncut Gems). Ces derniers incitent le duo à se reformer et à reprendre son enquête là où il l’avait laissée. Huit ans après leur séparation, Lipman-Stern retrouve un Pat Pespas sobre et plus dynamique que jamais, bien motivé à mettre un point final à cette histoire. Avec le temps, certaines langues semblent se délier, comme celle d’un ancien dirigeant d’un rejeton de CDG, qui détaille, sous couvert d’anonymat, tout le schéma d’action du système d’arnaque. Pespas, à qui il manque quelques dents, se présente désormais comme «journaliste indépendant» et conduit des interviews avec son portable à la main et des lunettes de soleil noires vissées sur le nez. Une curieuse dégaine qui l’amène néanmoins jusqu’à l’intérieur du Congrès américain. «Je sais comment Washington fonctionne, analyse le lanceur d’alerte, qui interpelle plusieurs parlementaires sur la nécessité d’une régulation ferme du télémarketing. Tout y bouge très lentement.»
Jamais mieux servi que par lui-même, Pat Pespas prend les choses en main et joue à l’infiltré : le revoilà employé par l’une des nombreuses copies de CDG, à la recherche de nouvelles preuves qui abonderaient en son sens. Il les trouve, bien sûr, mais accompagnées d’autres complications. Les appels opèrent désormais hors du champ d’action de la Commission fédérale du commerce, principalement pour le compte de comités d’action politique (PAC), des organisations privées exonérées d’impôts visant à lever des fonds pour des élus. Pire : alors que cette technique nouvelle vole des milliards de dollars aux donateurs, le métier de démarcheur, parallèlement, se meurt, comme une dernière victime collatérale d’un système de plus en plus puissant et compliqué. L’intelligence artificielle, qui vole aussi les voix des salariés, les remplacent progressivement. «Récemment, nous avons reçu un appel de la part d’un ami décédé, que Dieu ait son âme. Et maintenant, à l’heure où je vous parle, son fantôme – sa voix de robot, générée par l’IA – passe des appels afin de récolter des dons, conclut Sam Lipman-Stern. Après toutes ces années passées à documenter cela, c’est devenu plus gros, plus dingue et moins réglementé que ça ne l’a jamais été.»
Telemarketers, de Sam Lipman-Stern et Adam Bhala Lough.