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[Bande dessinée] Le documentaire poétique de Delphine Panique


(Photo : cornélius)

Creuser voguer, deux verbes qui traduisent l’éloignement et l’épuisement éprouvé par les travailleuses saisonnières. Avec une poésie et une violence déroutantes, l’autrice française Delphine Panique détaille leur vraie vie… et leurs faux métiers.

Le neuvième et nouvel album signé Delphine Panique est paru à la naissance du printemps, sous un temps orageux; on préfère vous le faire découvrir en cette fin d’été, d’autant plus mélancolique qu’elle se fait sous une chaleur écrasante. Le temps idéal pour recevoir à la fois la douceur et les uppercuts des petites histoires de Delphine Panique, qui dépeint les tâches quotidiennes de ses personnages, des travailleuses saisonnières. Elle raconte aussi l’envers du décor : les doutes, les peurs, le danger, l’abandon, le rejet, la solidarité aussi, bref, elle met en lumière la vie d’une poignée de femmes en situation précaire et, donc, rendues invisibles par la société. L’espace d’un été – ou d’un hiver –, des femmes de tout âge, comme Flippa ou Plopine, quittent leur foyer, leur famille, pour travailler à la mine de ploiron, faire des livraisons à bibinette, tisser le bleu iribé ou encore élever des pijaunes. Des activités épuisantes et mal payées, mais néanmoins essentielles au bon fonctionnement du monde.

À travers les dix histoires de Creuser voguer, l’autrice toulousaine ouvre un monde imaginaire au trait simple et volontairement maladroit, déformation de notre monde, poétique certes, mais qui reste le berceau d’une violence sociale inouïe. De la BD documentaire inventée, mais pas menteuse. Dans son avant-propos, Delphine Panique révèle d’ailleurs que la genèse de Creuser voguer remonte à un travail documentaire effectué en 2019 auprès de jeunes migrants; des rencontres «passionnantes et émouvantes», elle garde ensuite un souvenir «éprouvant» de la réalisation des 22 pages de sa BD-reportage, parue en juin 2020 dans la revue TOPO. Et s’est immédiatement lancée dans un travail cathartique et personnel : «dix faux témoignages de dix métiers presque existants».

Le livre s’ouvre avec Le Lac gelé, écrit par l’autrice en réaction à la frustration éprouvée par son expérience documentaire. Une femme raconte ses trois semaines de pêche au barbe, en hiver, dans le Grand Nord. Les journées se suivent et se ressemblent, au rythme des poissons attrapés, mais elles sont surtout dominées par la discipline et le silence. On creuse, on pêche, on attend, le tout dans un froid glacial, jusqu’au maigre salaire qui permettra à la travailleuse de faire survivre un temps sa famille, à son retour. D’autres récits décrivent un quotidien autrement exigeant : l’héroïne de L’Affection des mognoles passe l’été à caresser des plantes médicinales afin d’accompagner leur croissance, mais sa vie de travailleuse saisonnière se déroule dans un étrange milieu autoritaire; Delphine Panique nous plonge aussi au cœur du danger dans Le Pays Ploire, où une fillette de 13 ans, fan de K-pop et de son téléphone portable, accompagne pour la première fois sa mère à la mine.

Dans sa fantaisie, l’autrice choisit de donner à certains récits un aspect plus documentaire, une description précise et objective de la vie travaillée loin de ce que l’on connaît. À d’autres, elle prête des allures de contes – ainsi La Chauffe à bibinette, soit les réflexions de vie d’une livreuse type UberEats ou Amazon, dans un monde où les riches se sont coupés des pauvres. Selon son approche, elle recherche la sensation du journal intime (Les Enfants drôles et Les Pijaunes Miel, deux histoires phares de l’album) ou la méthode du manifeste féministe (Le Maillage bleu, ou la révolte des employées d’une usine de tissage, et Midinette première, qui retrace l’histoire de la travailleuse précaire et de ses révoltes). Et Delphine Panique de tout passer au filtre de son langage poétique (comment ne pas craquer devant les tout mignons pijaunes, un parmi cent exemples d’animaux, de métiers, de noms et de pays inventés), créant un écrin de douceur pour ces femmes «non qualifiées», et dont les histoires, progressivement, se font écho, s’invitent les unes chez les autres. Une chose est sûre : tout en bas de l’échelle sociale, les héroïnes de Creuser voguer connaissent beaucoup mieux le fonctionnement du monde que ce qu’on leur fait croire.

Creuser voguer, de Delphine Panique. Cornélius.

Dix faux témoignages de dix métiers presque existants

L’histoire

Pêcher le barbe, caresser les mognoles, dresser les pijaunes, s’occuper du grand gori… Autant de métiers qui font rêver, autant de tâches guidées par la fantaisie. La réalité est pourtant moins poétique et derrière ces mots qui titillent l’imaginaire se cache l’âpreté du travail dans ce qu’il a de plus brutal. De plus injuste aussi. Car il faut être pauvre pour accepter ces besognes répétitives et lointaines, qui entretiennent la survie des plus précaires en offrant aux plus privilégiés le confort qu’ils estiment avoir mérité. Ce que chacun ignore, c’est que dans le cœur d’une mine ancienne coule une rivière fantastique, qui alimente la terre tout en menaçant de la submerger…