La Mostra de Venise a couronné, samedi, Poor Things, un Frankenstein au féminin, avec Emma Stone, qui a permis au réalisateur-provocateur grec Yórgos Lánthimos, habitué des festivals, d’arriver enfin à la consécration.
Huitième long métrage de Yórgos Lánthimos, Poor Things, vainqueur, samedi, du Lion d’or à la Mostra de Venise, est tout à la fois un divertissement et un message sur la façon dont les normes pèsent sur les femmes. Un Frankenstein au féminin, fantastique et baroque, en noir et blanc et en couleurs, dans lequel la star américaine Emma Stone, qui produit aussi le film, incarne une créature candide qui fait son éducation sentimentale et sexuelle. Le film et Bella Baxter, son personnage principal, «une créature incroyable, n’existeraient pas sans Emma Stone, une autre créature incroyable», a déclaré Yórgos Lánthimos en recevant son prix.
Dans ce conte gothique, Lánthimos joue avec les codes du cinéma classique, entre divertissement et message sur les normes qui pèsent sur les femmes. Il plonge surtout une fois de plus des stars dans un de ses univers de fiction dérangeants, parfois sombres et à l’humour grinçant, caricaturant les mœurs et paradoxes de ses semblables. Un ton étrange et provocateur qui a valu au cinéaste de s’imposer comme le pilier de la «Weird Wave» grecque (la «vague bizarre»), puis de se faire un nom bien au-delà de son pays. Ces dernières années, il aura tourné avec des interprètes très en vue : Colin Farrell, Rachel Weisz, Nicole Kidman… Mais c’est son duo artistique avec Emma Stone qui le conduit à la consécration, d’abord avec les deux nominations aux Oscars de The Favourite (2018) (meilleur film et meilleur réalisateur), puis avec la récompense suprême à Venise.
Son style outré, fait d’effets visuels très appuyés, est à nouveau reconnaissable. Auparavant, Yórgos Lánthimos, né à Athènes en mai 1973, a commencé à se faire un nom avec Dogtooth en 2009, un drame dérangeant et atypique sur les relations familiales, présenté à Cannes. Ce long métrage, son troisième, lui est récompensé par le prix Un certain regard puis nommé pour l’Oscar du meilleur film étranger.
Génie discret ou auteur «prétentieux»?
L’œuvre de Lánthimos s’inscrit dans un nouveau courant du cinéma grec marqué par l’héritage de Michalis Cacoyannis, célèbre pour son film Zorba the Greek (1964). Fils d’un joueur de basket-ball grec, dont il a hérité de la grande taille, Lánthimos, au visage rond et barbu, est d’une nature discrète. Ses interviews sont rares et son discours plutôt laconique, teinté d’un humour fin.
La carrière du jeune Lánthimos a commencé dans la publicité dans les années 1990. À l’époque, il signait des clips pour la télé, des chorégraphes ou des troupes de théâtre. Il avait ensuite participé à la création des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques d’été 2004 d’Athènes. Déplorant les difficultés chroniques de financement du cinéma en Grèce, qui ont augmenté après la crise de 2010, Yórgos Lánthimos déménage à Londres en 2011, où il vit depuis avec sa femme, l’actrice franco-grecque Ariane Labed.
C’était important pour moi de ne pas faire un film prude, car ça aurait été trahir le personnage principal
La capitale britannique s’est révélée un bon choix : après Alps (2011), qui remporte un prix secondaire à la Mostra de Venise, il reçoit le prix du jury à Cannes pour son premier film tourné en anglais, The Lobster (2015), situé dans un univers de science-fiction où les célibataires sont transformés en animaux. C’est dans ce film inclassable (à la fois comédie noire et thriller psychologique), coécrit avec son fidèle collaborateur, Efthymis Filippou, et tourné en Irlande, que Yórgos Lánthimos s’entoure pour la première fois d’Olivia Colman, à qui il offrira le rôle de la reine Anne dans The Favourite. D’un film à l’autre, on retrouve les sujets chers au réalisateur : les relations personnelles et les conventions sociales. Le quadragénaire est encore récompensé à Cannes pour son scénario de The Killing of a Sacred Deer (2017), un film inspiré d’une tragédie antique, qui mêle ambiance glaciale, absurdité et cruauté.
Les admirateurs de Lánthimos louent son talent pour scruter les pathologies du pouvoir, en créant un microcosme à huis clos, à la fois obscur et provoquant. Mais il s’est aussi attiré des critiques qui qualifient parfois son écriture cinématographique de «prétentieuse».
«Parler de liberté»
Plus baroque que jamais, Yórgos Lánthimos explose les carcans hollywoodiens de la pudeur avec Poor Things. Emma Stone y incarne une chimère au corps de femme adulte mais au cerveau de bébé, fabriqué par un obscur scientifique qui se fait appeler «Dieu» (Willem Dafoe). Celui-ci veille jalousement sur sa créature, qu’il entend élever à l’abri des passions amoureuses, dans sa vaste maison laboratoire de Londres. Quand Bella s’échappe de sa cage dorée au bras d’un homme (Mark Ruffalo) pour parcourir le monde, de Lisbonne à Paris en passant par Alexandrie, elle va découvrir tout en même temps, et sans aucun préjugé, le plaisir, le sexe et les sentiments. Ses relations avec des hommes, notamment dans un bordel parisien, sont autant de façons d’apporter des touches humoristiques, ou de pointer les rapports de domination.
Le personnage de Bella a «un esprit qui peut se lancer librement, sans honte ni préjugés, sans expérience du monde», a souligné le réalisateur grec à Venise. Cet univers fictionnel et gothique, aux allures rétrofuturistes, est en fait «extrêmement contemporain, (et permet de) parler de liberté, de la façon dont on ressent le monde, de la position des femmes dans la société, et des hommes», a-t-il ajouté.
L’éducation sexuelle de Bella Baxter est montrée sans fard : «C’était important pour moi de ne pas faire un film prude, car ça aurait été trahir le personnage principal», a souligné le réalisateur. «Le personnage n’a pas de honte, ni Emma (Stone), sur son corps, sa nudité», a-t-il ajouté, soulignant avoir fait appel à un coordinateur d’intimité pour les scènes de sexe, un métier assez nouveau qui à l’origine «semblait un peu menaçant pour les cinéastes, mais (qui) rend les choses plus simples». L’actrice et productrice du film n’a, elle, pas pu faire le déplacement à Venise, en raison de la grève qui paralyse Hollywood et interdit aux acteurs de faire la promotion des films.