Le réformiste Pita Limjaroenrat, vainqueur des législatives en Thaïlande, a perdu ce jeudi le vote au Parlement pour devenir Premier ministre, les sénateurs fidèles à l’armée ayant rejeté sa candidature jugée trop radicale, malgré le risque de nouvelles manifestations massives dans un royaume fracturé.
La deuxième économie d’Asie du Sud-Est, empêtrée dans un cycle de crises politiques, traverse une période d’instabilité, deux mois après les élections qui ont infligé un revers cuisant aux généraux au pouvoir depuis le coup d’État de 2014.
Soutenu par plus de 14 millions d’électeurs thaïlandais sous la bannière de Move Forward, Pita Limjarorenrat se heurte au système contrôlé par les élites conservatrices royalistes, qui lui reprochent ses ennuis judiciaires et son projet de réviser la loi sur le lèse-majesté. La défaite du quadragénaire, visage du renouveau politique auprès des plus jeunes, ravive le scénario de contestations importantes.
Le parlement était protégé jeudi par un important dispositif de sécurité. Malgré le soutien d’une coalition majoritaire à l’Assemblée, Pita n’a pas obtenu la soixantaine de voix de sénateurs dont il avait besoin pour atteindre le seuil nécessaire. Le député Move Forward, seul candidat déclaré au poste de Premier ministre, n’a convaincu que 13 des 249 sénateurs, tous nommés par l’armée.
Au total, après plus de six heures de discussions, il a obtenu 324 votes sur 705, encore loin des des 375 voix qu’il devait obtenir, chambre basse et haute réunies. « Je ne vais pas abandonner », a-t-il réagi, promettant une nouvelle stratégie pour le prochain vote, prévu mercredi selon des médias thaïlandais. Députés et sénateurs se réuniront autant de fois que nécessaire, avec la possibilité qu’un candidat jugé plus consensuel, issu d’un autre parti, emporte le poste.
Poursuites judiciaires
Télégénique, souriant, à l’aise en anglais, Pita personnifie à 42 ans le changement souhaité par les jeunes, qui sont descendus dans les rues par milliers en 2020 pour réclamer une refonte en profondeur de la monarchie.
Nouvelle Constitution, abolition du service militaire obligatoire, légalisation du mariage pour tous, ouverture de certains marchés… Son programme vise à tourner la page d’une quasi-décennie sous l’autorité de l’ex-général putschiste Prayut Chan-O-Cha, qui a vu les libertés fondamentales reculer et l’économie stagner. Mais son discours de rupture l’expose sur le terrain judiciaire. Pita est accusé dans deux affaires distinctes, qui font planer la menace d’une disqualification comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.
Le président de la commission électorale a préconisé une suspension de ses fonctions parlementaires, en raison d’actions qu’il possédait dans une chaîne de télévision au moment de la campagne. Dans un autre dossier, la Cour constitutionnelle a déclaré recevable la plainte d’un avocat qui accuse Pita Limjarorenrat et Move Forward de vouloir « renverser » la monarchie.
La question de la place du roi dans la société a occupé jeudi les discussions dans l’hémicycle, autour de la loi controversée réprimant la lèse-majesté, l’une des plus sévères au monde de ce type.
Move Forward défend, seul, une réforme du texte, dont la formulation floue laissant place à l’interprétation a été détournée à des fins politiques pour faire taire toute contestation, selon des groupes de défense des droits. Le camp conservateur refuse toute modification de ce symbole, au nom du statut intouchable du roi, considéré comme une quasi-divinité.
« Déception »
La Thaïlande, qui a connu une douzaine de coups d’État réussis depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, est habituée aux crises politiques, parfois émaillées de violences. Barbelés, conteneurs pour bloquer les accès… Un dispositif sécuritaire d’ampleur a quadrillé les alentours du parlement, entouré de barricades.
« Je suis très déçu. Nous sommes venus ici parce que nous aimons la justice, mais il n’y a pas de justice dans ce pays, depuis longtemps », a réagi Anchan Wanawej, un Thaïlandais venu soutenir Move Forward devant le parlement. « Ils n’écoutent pas les voix du peuple, ce n’est pas le vote juste aujourd’hui (jeudi). Je veux envoyer un message aux sénateurs, souvenez-vous que votre salaire provient de nos impôts », a renchéri Suprawadee Thientham, une autre supportrice.
La Thaïlande « va de l’arrière », estime l’analyste politique Napisa Waitoolkiat. « Il peut y avoir de grandes manifestations dans les villes principales, comme cela a déjà eu lieu par le passé. Pas seulement de la part des jeunes électeurs, mais aussi des progressistes », poursuit-elle.