À l’aide d’une intelligence artificielle, l’artiste Judith Deschamps a créé la voix du castrat Farinelli. Le résultat, à découvrir au Casino Luxembourg dans l’exposition «an·other voice», ouvre la porte à d’autres problématiques très actuelles.
La vie et l’art du castrat Carlo Broschi a déclenché bien des fascinations, des mythes et des spéculations. Né en 1705 et mort 77 ans plus tard, celui que l’on connaît mieux sous le surnom de Farinelli – nom emprunté à ses mécènes napolitains, la famille Farina – est resté dans les témoignages de ses contemporains et dans les livres d’histoire comme un chanteur à la voix incomparable. Sa redécouverte, à la fin du siècle dernier, est principalement due à un film à succès, Farinelli (Gérard Corbiau, 1994); si la voix du castrat n’a pas survécu aux siècles, l’équipe du film avait tenté de la reconstituer à partir de deux voix lyriques – une masculine, l’autre féminine – et avec le concours de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), à Paris. C’est à l’occasion d’une résidence auprès de ce même institut que Judith Deschamps a mené son travail de recherche autour de la voix de Farinelli, qui prend aujourd’hui forme au Casino Luxembourg à l’intérieur de l’installation pluridisciplinaire «an·other voice».
L’artiste française de 36 ans, qui a entamé ce travail en 2019, explique avoir «travaillé avec des chercheurs de l’équipe Analyse et synthèse des sons (de l’Ircam), avec qui on a tenté de créer un chant que Farinelli avait pour habitude de chanter au roi d’Espagne» Philippe V. L’air, Quell’usignolo che innamorato («Ce rossignol amoureux»), possédait «selon les musicologues, qui ont contribué à la légende» la capacité d’apaiser les douleurs du roi, «atteint de mélancolie».
«Pendant dix ans, Farinelli a mis fin à sa carrière publique pour chanter toutes les nuits les mêmes airs au chevet du roi d’Espagne, jusqu’à la mort du souverain», poursuit l’artiste. Cette période de la vie de Farinelli, durant laquelle le chanteur a vécu à la cour du roi d’Espagne, a ouvert à Judith Deschamps la possibilité de rêver. Ou, comme elle le dit elle-même, «d’halluciner». «On ne connaît pas la voix de Farinelli, et la notion de création, ici, est importante», souligne-t-elle. Pas de la recréation, encore moins de la reconstitution, mais bien une invention grâce à laquelle l’artiste «sort de la fiction pour halluciner».
La place du roi
À l’Ircam, Judith Deschamps a «enregistré deux enfants sopranos, une chanteuse soprano, un contre-ténor et un ténor léger», le matériel ayant servi à entraîner une intelligence artificielle à créer la voix de Farinelli, mais seulement après qu’une chanteuse alto interprète le chant, faisant le lien entre toutes les voix. D’autres documents, comme des partitions écrites par le castrat et annotées de sa main, «aux encres bleu et rouge, ajoutant ses propres ornementations», ont également servi à la création de la voix. Cette voix créée de Farinelli, on peut l’entendre dans la première salle de l’exposition, qui présente, au sol, une plateforme de forme géométrique sur laquelle on peut grimper; le chant se déclenche quand le capteur détecte la présence du visiteur, et c’est au plus haut de la plateforme – la place du roi, en quelque sorte – qu’on l’entend le mieux.
C’est au même endroit que devient visible la sculpture miniature représentant le larynx du castrat. Celui-ci était «petit comme celui d’un enfant, bien que, jusqu’à ses 30 ans, il a continué de grandir, faisant changer sa tessiture de voix», raconte Judith Deschamps. Et, à bien y regarder, ce larynx moulé en silicone a été modifié : «C’est, en réalité, une hybridation entre un larynx et une oreille, représentant la symbiose entre Farinelli et le roi.» Invisible à l’œil mais précisé par l’artiste, la composition du moulage contient «une matière organique, du sperme», faisant écho à la condition de Farinelli : «On prive les castrats de la possibilité d’avoir des enfants; là où ils gagnent une voix, ils en perdent une autre», dit l’artiste.
Pour Judith Deschamps, la figure de Farinelli représente bien plus que le virtuose du chant lyrique : repensé dans le monde d’aujourd’hui, il peut être vu par le prisme du transhumanisme et des modifications corporelles, auxquelles répond l’usage de l’intelligence artificielle pour le faire revivre. «Farinelli avait une voix hybride, hallucinée, surnaturelle, bref, extraordinaire.». Sa célébrité et son prodige ont ainsi fait de lui le modèle de «ce maintien de l’innocence du corps qui relevait du fantasme», abonde Judith Deschamps, précisant que la castration était pratiquée, en son temps, sur 4 000 enfants par an, «presque une industrie».
Nouveaux récits
L’artiste, qui travaille sur les questions d’identité et de genre, a pu faire se rencontrer ses thèmes de prédilection et les questionnements en écho à la figure de Farinelli dans un film, projeté dans la seconde salle. Prélude à la mue, son titre magnifique, est à la croisée du documentaire et de la fiction, avec une esthétique proche de la science-fiction; Judith Deschamps y réinvente les années de Farinelli au chevet du roi d’Espagne – ici une reine, la propre grand-mère de l’artiste – tout en documentant son procédé de création de la voix.
Mais ce qui interpelle en particulier, ce sont les histoires racontées par les jeunes chanteurs et chanteuse lyriques, «qui ont raconté leur vie et leur voix» face caméra. En dévoilant de nouveaux récits, qui touchent à la transition de genre, à l’entrée dans l’adolescence et à la mue qui, quand elle est silencieuse, peut être douloureuse. Judith Deschamps : «Ces récits n’étaient pas audibles pour l’intelligence artificielle, et m’ont d’autant plus touchée.» En retour, son film est empreint d’une fragilité qui émeut. «Le rôle de l’artiste se trouve là» : à la recherche d’une voix, elle en fait entendre d’autres, qui témoignent de récits à la fois nouveaux et similaires. Comme une histoire qui se réécrit.
Jusqu’au 16 avril.
Casino – Luxembourg.