Quelques jours après avoir pris ses fonctions de recteur à l’université du Luxembourg, Jens Kreisel, physicien âgé de 53 ans, détaille la dynamique qu’il compte insuffler et fait le point sur les grands projets en cours.
Pour avoir vue sur les hauts-fourneaux de Belval qui lui rappellent sa Ruhr natale, Jens Kreisel a déménagé le bureau du recteur d’un bout à l’autre du 18e étage de la Maison du savoir. Sous ses yeux s’étale le campus qui continue de pousser sur les anciennes friches : le centre de recherche en biotechnologie (LCSB) disposera bientôt d’un troisième immeuble, de nouveaux bâtiments pour les sciences de la vie et de l’environnement seront construits sur l’actuel parking à l’entrée du site, tandis que le campus de l’espace prendra ses quartiers à côté. Un empire dont il vient d’hériter, après quatre ans de vice-rectorat auprès de Stéphane Pallage, parti poursuivre sa carrière au Canada.
Le mouvement, voilà qui parle à ce physicien de 53 ans, dont le nom – ça ne s’invente pas – signifie «toupie». Il en a d’ailleurs toute une collection, et nous présente quelques-uns de ses modèles fétiches, avant d’évoquer sa feuille de route pour l’université ces cinq prochaines années de mandat.
Vous êtes officiellement installé dans le fauteuil de recteur depuis le 1er janvier, mais votre nomination date de mars 2022. Comment s’est passée cette année de transition?
Tout s’est fait naturellement, nous nous sommes partagé les tâches. Tandis que j’ai axé davantage mon travail sur les chantiers du futur, Stéphane Pallage a géré le quotidien. Ça m’a permis de me concentrer sur la stratégie, le budget, et la façon de résister en pleine crise macroéconomique tout en gardant nos ambitions. Des missions nouvelles pour moi puisque la gestion du budget incombe normalement au recteur et au conseil de gouvernance.
L’université recrute traditionnellement à l’étranger. Qu’est-ce qui a fait pencher la balance vers une candidature interne?
Je crois que ma connaissance du système luxembourgeois, à travers mon expérience au LIST notamment, a constitué un atout. Et dans l’idée de prendre quelqu’un issu du monde scientifique, mon profil de chercheur a certainement pesé. Même si aujourd’hui, je ne fais plus de recherche, je facilite les choses pour les autres, en faisant en sorte qu’ils bénéficient des meilleures conditions. Une autre manière de poursuivre la recherche, c’est comme ça que je le vois : je reste un scientifique à la tête de l’université. Enfin, en tant que vice-recteur, j’ai démontré ma capacité à mettre en œuvre des projets concrets. Ça a plu.
Un de ces projets a-t-il particulièrement compté pour vous?
Celui dont je suis le plus fier, c’est la création d’un IAS (Institute for Advanced Studies) avec l’objectif de pousser la recherche interdisciplinaire. Le principe est simple : l’université finance exclusivement des projets de recherche mêlant plusieurs disciplines (sociologie et physique, biologie et droit, etc.). Trois ans après son lancement, une vingtaine de projets tournent déjà et ce sont en majorité des collaborations inédites.
Mon rôle est de porter une ambition et d’embarquer les équipes
Que fait exactement le recteur pour l’université?
Mon rôle est de porter une ambition, donner une orientation et embarquer les équipes et la communauté vers l’avenir, avec un certain optimisme en ces temps difficiles. Nous sommes un établissement d’experts, et les collègues méritent d’être entendus. C’est pourquoi je soutiens vivement le dialogue avec la communauté scientifique : je ne peux pas avoir raison sur tous les sujets! J’incarne également le visage de l’université à l’extérieur, donc je dois pouvoir défendre notre vision, valoriser notre excellence et expliquer ce qu’on est capables de faire pour le Luxembourg, l’Europe et le monde.
Un troisième vice-recteur va rejoindre le rectorat. Quelle sera sa mission?
Comme je place les relations internationales et les partenariats au centre de mon mandat, j’ai demandé le feu vert du conseil pour la création d’un nouveau vice-rectorat qui sera spécifiquement dédié à ces questions. J’aspire à davantage d’ouverture vers la société, les industriels, et le gouvernement. Cette nouvelle recrue, dont la nomination est prévue pour fin mars, renforcera l’équipe des deux vice-rectrices qui m’entourent déjà, Catherine Léglu, aux affaires académiques, et Simone Niclou, à la recherche.
Combien d’étudiants compte l’université? La pandémie a-t-elle eu un impact sur les inscriptions venant de l’étranger?
Ce semestre d’hiver, nous totalisons 7 300 étudiants, dont 2 800 nouveaux inscrits, un chiffre en très légère baisse. Le nombre d’inscriptions est resté globalement stable à la suite de la crise du covid, avec quelques effets, mais pas forcément du côté des étudiants étrangers, plutôt des jeunes Luxembourgeois, qui ont encore plus envie qu’auparavant de partir étudier ailleurs. Ce que j’observe aussi, c’est une demande accrue concernant la flexibilité des parcours et l’utilisation des moyens digitaux. Des changements qui vont, selon moi, profondément bouleverser l’enseignement.
Vous souhaitez que l’université « reste à taille humaine », sous la barre des 10 000 étudiants : comment maintenir cette limite tout en relevant le défi de l’attractivité?
On peut croître de deux façons : par la quantité et par la qualité. Et pour moi, c’est la qualité qui prime, au niveau de nos formations comme de notre recherche scientifique. On peut constater, dans les classements mondiaux notamment, que les meilleures universités ne sont pas nécessairement les plus grandes en taille. Ici, nous profitons d’un bon contact entre élèves et professeurs, avec un ratio favorable de 19,3 étudiants par enseignant.
L’université figure au rang 201-250 du World University Rankings pour 2023. Ces classements internationaux sont-ils si importants que ça?
Disons qu’ils ne sont pas cruciaux, mais on sait qu’ils sont consultés par les étudiants et les scientifiques. Leur faiblesse étant qu’ils simplifient beaucoup de choses. Nous en tenons compte, sans en faire une fixation. Ce qui importe en réalité c’est la satisfaction des étudiants, la facilité avec laquelle ils trouvent une place sur le marché du travail, accèdent à un poste intéressant, et pour la recherche, rien ne remplace le regard des pairs internationaux.
Dans quels domaines l’université se distingue-t-elle?
Clairement, l’informatique ou la science des données, pour lesquelles notre positionnement est excellent et reconnu. Plus important encore, nous avons réussi à faire de ce succès une force transversale : aussi bien nos sociologues que nos psychologues ou nos biologistes mettent aujourd’hui à profit ces technologies. Des infrastructures de pointe, comme le supercalculateur national, Meluxina, combinées au travail de nos experts et à des conditions de recherche exceptionnelles permettent de décrocher les meilleurs projets, en Europe et auprès des industriels. Le multilinguisme constitue également un de nos points forts, tout comme la proximité avec la Cour de justice de l’UE ou l’intégration à venir de l’institut Max-Planck dans le domaine du droit européen. Par ailleurs, on a su se démarquer en faisant du Luxembourg une référence en matière d’histoire numérique, une discipline où les médias et les outils digitaux servent la recherche historique.
Un bilan impressionnant en seulement 20 ans…
Je reste objectif en affirmant que l’université a réussi comme aucune autre. D’ailleurs, depuis quatre ans, je promets une bouteille de champagne à celui qui me dira quel établissement a fait mieux sur une si courte période : elle est toujours dans mon frigo! Nos financements au niveau européen le prouvent. Grâce à l’université, le pays est désormais l’un des plus compétitifs dans ses appels d’offres. Les industriels luxembourgeois, étrangers, mais aussi le gouvernement nous sollicitent de plus en plus. Nous sommes un partenaire recherché, ce qui est toujours bon signe.
On s’est dit qu’on voulait Messi et Ronaldo au Luxembourg, et on y est parvenus
C’est juste une question de moyens?
Non, je crois qu’on le doit surtout à une stratégie qui a visé l’excellence dès le départ, sans le complexe d’être une jeune université. Dans certains domaines, on s’est dit qu’on voulait Messi et Ronaldo au Luxembourg, et on y est parvenus, alors que c’était extrêmement osé! Une fois que vous avez les plus grands talents dans votre club, forcément, d’autres veulent le rejoindre…
Deux ans après son lancement très attendu pour éviter un désert médical, quel bilan pour le bachelor en médecine?
Positif. Les premiers diplômés de cette formation, montée en un temps record, sortiront cette année. Nous serons attentifs aux regards externes et une évaluation sera menée en 2024. Si ses conclusions vont dans le bon sens, on peut imaginer continuer cette belle aventure au-delà du bachelor. Une décision à prendre avec le gouvernement, mais c’est bien parti.
Et des diplômes en soins infirmiers sont sur le point d’ouvrir?
Oui, à partir de septembre prochain, nous allons lancer progressivement sept nouveaux bachelors : assistant technique médical de chirurgie, infirmiers en anesthésie et réanimation, en pédiatrie, en santé mentale, suivis en 2024 d’un bachelor pour devenir sage-femme, et de deux autres en radiologie et soins infirmiers généraux. Une belle ambition, alors que dans la plupart des pays européens, les métiers des sciences infirmières ne sont pas enseignés à l’université. Nous sommes parmi les pionniers.
Les métiers de l’éducation sont aussi en souffrance. Quid de ce côté?
Nous souhaitons y mettre un coup d’accélérateur : trois nouveaux postes de professeurs seront pourvus avant l’été et nous prévoyons de nouvelles formations, dont un bachelor destiné aux étudiants déjà formés dans d’autres domaines qui doit être validé par les instances universitaires le mois prochain.
Quelle marque allez-vous imprimer sur les chantiers déjà entamés?
Avec mon prédécesseur, nous avons développé une stratégie pour les 15 à 20 à venir, basée sur trois axes : médecine, biomédecine et santé en général, transformation digitale, et durabilité sociale, économique et environnementale. Je privilégierai l’interdisciplinarité, tout simplement parce que les questions de notre temps – climat, démocratie, santé de demain, digitalisation et regard éthique – sont bien trop vastes pour être traitées par une seule branche. Parallèlement, le développement durable marquera mon mandat, avec l’ouverture d’un centre interdisciplinaire dédié aux systèmes environnementaux, que j’ai moi-même initié. La sélection des projets a déjà démarré et il occupera, à terme, environ 150 personnes. Il devrait ouvrir ses portes courant 2024.
L’enveloppe de l’État à l’université atteint 908 millions d’euros pour 2022-2025, en hausse de 17 %. Une marque de confiance. Comment se passe la collaboration?
Oui, un consensus s’est imposé sur le fait que l’université apporte quelque chose au Luxembourg, donc une confiance méritée! Le dialogue avec le ministre Claude Meisch est excellent. Nous travaillons de manière autonome, mais en restant à l’écoute des besoins du pays et de ses attentes. Ce financement nous permet de traverser un contexte économique compliqué en maintenant de belles ambitions.
Autre enveloppe, celle de la fondation Losch, qui aurait mis 20 millions d’euros sur la table pour le projet « Cloud » au Kirchberg. Où en est-il?
Un magnifique cadeau qui contribuera à accélérer notre développement, mais qui a pris du retard et n’ouvrira pas en 2025 comme prévu, ni dans les cinq ans à venir. Nous sommes encore en phase de planification pour ce nouvel amphithéâtre au cœur de notre campus du Kirchberg qui est à reconstruire totalement. Un projet gigantesque dans lequel il faut que je m’investisse, car il ne faisait pas partie de mes attributions jusqu’ici. Ce sera pour mon deuxième mandat!
Vous vous projetez donc dans un prochain mandat?
Eh bien, il se trouve que le recteur a cette possibilité de briguer un nouveau mandat et que j’apprécie les visions à long terme : je me projette donc naturellement ici pour les dix ans à venir. Minimum.
et l’allemand connait quoi du pays? onst Ländchen !