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Violences au Luxembourg : la voix des «survivant-e-s» cherche un écho


À la tête de l’association, Ana Pinto réclame une prise de conscience et des mesures concrètes d’assistance aux victimes. (Photo : Didier Sylvestre)

Des victimes de violences sortent de l’ombre et unissent leurs voix, avec l’espoir de faire bouger les lignes au Luxembourg. Un cri face au silence, que les autorités ne pourront pas longtemps ignorer.

Elle avait cette idée depuis longtemps : réunir celles et ceux qui, comme elle, ont survécu aux pires violences, pour qu’on entende leur voix au Luxembourg. Pas facile dans ce petit pays où le sujet demeure tabou, poussant les victimes à se taire, par peur ou par honte.

Des sentiments qu’Ana Pinto a connus, dans l’enfer des violences conjugales (lire ci-dessous). Désormais, la voilà déterminée à faire basculer le rapport de force : «C’est aux agresseurs d’avoir peur. Malheureusement, dans les cas de violences, on blâme encore la victime», déplore-t-elle.

Une poignée de femmes et d’hommes ont répondu à son appel. Eux aussi auraient pu se consumer, mais sont renés de leurs cendres : Liv, agressée sexuellement à l’âge de 14 ans par son professeur de musique, Christian, violé par un prêtre à 6 ans, Mary, qui a subi l’inceste de son père pendant des années, Annette, à qui des religieuses ont infligé sévices physiques dans l’enfance, et Steve, violé quand il était petit garçon.

De nombreux obstacles pour les victimes

Ensemble, ils portent haut et fort «La voix des survivant-e-s», nom de l’association qu’ils ont cofondée il y a six mois, avec le phénix pour emblème. «On écoute les victimes, on les oriente, car elles ne savent pas vraiment à qui s’adresser, et on apporte un conseil juridique», explique Ana, présidente, indiquant qu’une soixantaine de personnes ont pris contact depuis août.

Et les obstacles sont nombreux : des helplines aux horaires limités ou qui sonnent dans le vide, des structures d’urgence pleines à craquer, le manque de ressources qui force des femmes à vivre avec leur bourreau, les plaintes sans suite.

Elle-même confrontée à l’immobilisme de la justice, Ana Pinto rapporte que son avocat a dû enchaîner les courriers au parquet avant d’agiter la menace de la médiatisation, pour enfin obtenir une réponse dans son dossier.

Bien loin du dispositif mis en place par l’Espagne, qu’elle cite en exemple, où des tribunaux spécialisés peuvent traiter les plaintes urgentes en 72 heures. Avec des résultats : depuis l’ouverture de ces juridictions il y a 18 ans, le nombre de féminicides a chuté de 25 %.

Une piste qu’elle soumettra à la ministre de la Justice, Sam Tanson, lors d’une entrevue, début février, aux côtés du Conseil national des femmes (CNFL). L’opportunité d’alerter sur les dysfonctionnements du système et de peser, à l’avenir, dans les décisions.

Une formation insuffisante pour les policiers 

«La voix des survivant-e-s» revendique ainsi d’intégrer le comité de coopération qui réunit autorités gouvernementales, police, parquet et professionnels de l’assistance : «Tous les acteurs de la lutte antiviolence y sont représentés, sauf nous, les victimes, alors que nous savons exactement où les problèmes persistent», argumente Ana.

Idem sur le volet de la formation des policiers, jugée insuffisante : «Il y a des choses qu’on ne peut plus accepter. Récemment, une dame frappée par son mari a appelé la police et, au lieu d’expulser l’agresseur, les agents l’ont convaincue de le garder là pour la nuit», s’agace-t-elle. «Comment est-ce possible? Il aurait pu la tuer.»

Ces graves lacunes, l’association d’ex-victimes souhaite les combler, notamment en proposant d’intervenir auprès des policiers et magistrats, comme Ana le fait déjà dans des lycées : elle décortique les mécaniques de la violence et l’engrenage de l’emprise psychologique (lire notre édition du 18 janvier).

«Terrifiée à l’idée de mourir là, seule»

Un phénomène réel, tout comme l’amnésie traumatique, cette forme d’autoprotection qui empêche les victimes d’accéder à leurs souvenirs les plus traumatisants. «Je l’ai moi-même expérimentée», témoigne-t-elle.

«Des années après, je me suis rappelée ces jours entiers où il m’enfermait dans la cave, sans lumière ni nourriture. J’étais terrifiée à l’idée de mourir là, seule.» C’est un soir, en regardant un film à la télévision, que ces images resurgissent : «Comment expliquer aux policiers que j’aie pu oublier ça? Personne ne m’aurait crue.»

Tenir compte de la mémoire traumatique dans le processus judiciaire et allonger, voire supprimer, le délai de prescription, est l’un des combats des «survivant-e-s».  Actuellement, une victime de viol, mineure au moment des faits, peut déposer plainte jusqu’à 10 ans après sa majorité, soit l’âge de 28 ans. Un projet de loi en cours, porté par la ministre, propose l’imprescriptibilité de ce crime.

Ce serait une première victoire pour la jeune association et ses membres, décidés à rendre visible les violences que beaucoup voudraient encore garder sous le tapis : le silence, c’est fini.

survivant-e-s.lu

La convention d’Istanbul piétinée

L’application de la convention d’Istanbul contre la violence envers les femmes, ratifiée par le Luxembourg en 2018, peine à être mise en œuvre : «Des jugements en matière de violences conjugales continuent de préconiser la médiation alors que ce texte l’interdit», déplore Ana Pinto.

«Et les enfants ne sont toujours pas considérés comme des victimes directes. Le parent violent conserve donc ses droits de garde et de visite», précise-t-elle, ajoutant que le texte prévoit la collecte de statistiques détaillées sur la violence de genre qui font, elles aussi, défaut.

«J’ai compris qu’il allait nous tuer»

Ana Pinto a 27 ans quand elle tombe amoureuse d’un collègue qui a tout du prince charmant : «Je me suis dit que j’avais beaucoup de chance», se souvient-elle. Très vite, l’homme la presse de s’installer avec lui. Elle décline, puis accepte parce qu’il la culpabilise : «Il me manipulait déjà».

Les violences psychologiques quotidiennes – des remarques sur ses vêtements, sa façon de se comporter, son entourage – finissent par l’isoler. Puis viennent les accès de colère, et les coups. «J’étais tellement choquée la première fois. On allait se marier. Il s’est effondré, se confondant en excuses», raconte-t-elle.

Arrive le jour J, elle pense à tout annuler. «Il m’a dit, tu vas enfiler ta robe de merde et dire oui, sinon je m’en prends à ta famille.»

Sous emprise, elle accepte l’inacceptable : «Ce n’était plus de l’amour, mais de la peur.» Chaque épisode de violence est pire. La jeune femme est régulièrement battue, même enceinte. «Il me disait que si je perdais le bébé, il me tuerait. Qu’il me l’enlèverait si je demandais le divorce.»

Elle trouve le courage de s’enfuir, après onze ans de violences, alors que son mari s’en prend désormais à leur petit garçon : «J’ai compris qu’il allait nous tuer. J’ai prétexté un rendez-vous médical. On n’est jamais revenus.» Elle trouve refuge chez sa mère, qui l’aide à reprendre le dessus, alors que son ex la harcèle.

Pas de protection malgré un signalement

Ses plaintes sont classées sans suite, malgré les photos accablantes. Elle se bat pour son enfant, car plaintes et signalement par une psychologue ne suffisent pas à le protéger : «Il a fallu attendre qu’il revienne de chez son père avec des blessures au dos pour qu’on interdise à mon ex-mari de le voir seul. Et c’est parce qu’il a décliné la médiation du juge que ses droits parentaux lui ont finalement été retirés.»

Une seule des plaintes pour «violence domestique» et «menace sur conjoint» finira par aboutir. L’homme sera condamné – en appel puis en cassation – à verser 3 500 euros à Ana, qui précise avoir déboursé 7 000 euros en frais d’avocat pour cette procédure, et 200 000 euros au total en dix ans.

«Être reconnue comme victime m’a aidée à me reconstruire», sourit-elle, aujourd’hui heureuse auprès de son fils, d’un mari aimant et d’une petite fille née de leur union.

Un commentaire

  1. Etoile filante

    Incroyable, mais tristement vrai au Luxembourg! J’ai été moi-même victime de « stalking » de la part d’un homme avec lequel j’avais eu une relation il y a une dizaine d’années. Il s’est introduit dans ma vie privée et m’a assaillie de courriers dans lesquels il me racontait ses fantasmes. Ma plainte a été classée sans suite après que l’homme a assuré à la Police qu’il ne voulait pas m’embêter. Face à mes craintes de le voir émerger devant ma porte, une association d’aides aux victimes m’a conseillée de déménager, une autre, d’apprendre à vivre avec mes peurs. Heureusement, je suis assez forte et autonome, mais je m’interroge sur le sort des femmes qui dépendent psychiquement et économiquement de leur bourreau.