Accueil | Culture | Stefania Crişan et la «beauté des enfers»

Stefania Crişan et la «beauté des enfers»


«Je sais que je dois continuer, ne pas m’endormir sur mes lauriers. Mais en même temps, il ne faut jamais forcer l’inspiration.»

Avec son projet sur la catastrophe écologique de Geamăna en Roumanie, Stefania Crişan a remporté le prix LEAP 2022. Portrait d’une jeune artiste qui fait rimer écologie avec poésie.

Elle avance d’un pas bondissant d’écolier, joyeuse et taquine, bien qu’elle avoue ne pas vraiment «savoir où aller». Qu’importe! L’avenir de sa carrière, encore à l’état de bourgeon, elle le met un temps de côté pour savourer son LEAP (Luxembourg Encouragement for Artists Prize), obtenu jeudi dernier aux Rotondes et censé l’installer «durablement dans l’art contemporain», comme le précise l’organisation.

D’autres en ont profité avant elle (Hisae Ikenaga, Laurianne Bixhain et Sophie Jung, première lauréate en 2016). Une sorte de «cerise sur le gâteau» pour Stefania Crişan qui, pour le coup, semble avoir été entendue par les esprits qu’elle invoque parfois dans ses performances : «Je ne suis pas bonne pour les stratégies. Je suis surprise que, là, ça ait marché!»

La (très) Grande Région lui tend les bras

Son histoire est celle régulièrement entendue auprès de jeunes artistes : des galères pour trouver des financements ou des lieux pour s’exposer. À cela s’ajoutent, chez elle, des difficultés pour trouver un pied à terre, car en Roumanie, sa patrie d’origine (elle est née à Timişoara en 1993), vivre de la création n’est pas une mince affaire : «On a l’impression que le ministère de la Culture n’existe pas!», lâche-t-elle. Désormais, c’est du côté de Metz qu’elle cherche à se dessiner un horizon, notamment après des études (à l’École supérieure d’art de Lorraine) abouties et heureuses. «C’est comme une grande famille : de la directrice à la femme de ménage, tout le monde est attentionné.» Sa «crise existentielle» et sa «peine de cœur», juste avant un départ prévu pour l’Allemagne, sont désormais loin. La (très) Grande Région lui tend les bras, comme l’atteste sa place parmi les finalistes du prix Robert-Schuman ou encore son succès au festival Heidenkirche Landscape (en Alsace).

«J’étais devant la beauté des enfers»

Une gratification pas si anecdotique que ça : si elle confirme son lien artistique avec la nature, elle marque d’une pierre blanche une année charnière pour Stefania Crişan. Soit 2017 et le début de son projet, déjà présenté dans cinq pays, tous conquis. Elle précise : «Vis-à-vis de l’écologie, j’ai toujours eu une attitude citoyenne : j’ai participé au nettoyage de forêts en Roumanie et manifesté contre le projet d’extraction d’or dans les montagnes de Roșia Montană. C’est un sujet qui me touche, même si je n’ai jamais songé à l’intégrer dans mon art.» Un jour, alors en famille, son père lui glisse son téléphone. Dessus, des images du village de Geamăna, du moins ce qu’il en reste : inondé volontairement, il devient un bassin de décantation en vue d’y extraire du cuivre. «Ça m’a émue aux larmes. Je ne pensais pas que ça pouvait exister».

Mon travail, ce n’est pas de l’activisme moral ou politique, mais poétique!

Ni une ni deux, elle prend congé de son école en octobre et file sur place, où l’attend un ami «précieux» qui a une voiture, le permis de conduire et une caméra. Dans le lac artificiel, aux couleurs brouillées, seul le clocher de l’église dépasse des eaux usées. Il y a également des panneaux qui conseillent de passer son chemin… «On ne savait pas que c’était interdit, mais on n’allait sûrement pas faire demi-tour alors qu’on avait roulé cinq heures sur des routes où l’on risquait de mourir à chaque virage!» Elle qui, depuis son plus jeune âge, appréhende les choses avec l’œil du peintre, ne peut quitter les lieux des yeux, à la fois subjuguée et meurtrie. «J’étais devant la beauté des enfers, une toile de fin du monde. Je me sentais en même temps coupable de trouver cela joli.»

«J’étais inquiète qu’on me prenne pour une folle»

Encore aujourd’hui, elle dépeint l’expérience comme «sacrée», «mystique». Elle se remémore le silence de mort, pense à ses mains qui tremblent alors qu’elle filme. Se rappelle les multiples symboles ayant accompagné ce périple : le cortège funéraire sur le chemin menant à Geamăna ou ce gigantesque hibou blanc qui se pose juste devant eux, avant leur départ. «Certains signes ne trompent pas», dit-elle avec du recul. Mais ce n’est pas suffisant, selon elle, pour en faire un projet digne de ce nom : «Faire des photographies avec un drone, c’est facile, mais le propos doit être plus profond.» Il le devient après deux autres visites (en 2019 et 2020) qui vont lui permettre d’entrer dans les «détails». Comme imaginer une performance basée sur une ritournelle religieuse qui lui trotte dans la tête ou penser à une installation qui parlerait de toutes ces abeilles mortes trouvées autour du lac.

« Parler de cette catastrophe avec cœur, humanité et émotion »

Sans oublier de parler de ses rencontres, «touchantes» : ce vieil homme qui lui fait traverser un pont de fortune surplombant le cyanure – «j’ai eu peur de tomber et de mourir» – et ces deux femmes qui vivent encore sur place et l’accueillent sans sourciller. L’une d’elles mourra avant son second voyage. «Elle était un symbole de bienveillance et de résistance, même si la société se fichait d’elle!» En résultera une installation intitulée Ophelia and the Anthropocene, hommage «sensible», même si, selon elle, le titre choisi sonne «comme un nom de groupe!» (elle rit). Une broutille qui ne contrarie en rien son idée initiale : «Je voulais parler de cette catastrophe avec cœur, humanité et émotion. Ce n’est pas un activisme moral ou politique, mais poétique!»

Une orientation artistique, à la croisée de l’écologie, du folklore et du spirituel, qui, apparemment, paie, bien qu’elle ait mis du temps à s’en convaincre. «Je n’ai jamais trop eu confiance en moi.» Ses amis font ainsi office de public auprès duquel elle teste ses idées. D’autant plus nécessaire avant une première exposition en 2020 chez elle. «J’ai mis du temps avant de présenter mon travail en Roumanie. J’étais inquiète qu’on me prenne pour une folle un peu bizarre.» Mais les retrouvailles se passent bien, comme les rendez-vous suivants. Stefania Crişan tient entre ses mains un projet concret qui, elle l’espère, lui permettra de séduire d’autres jurys internationaux, comme celui du LEAP : «Quand j’ai fait ma présentation durant trente minutes, j’ai bien vu qu’il y avait un bon feeling. En même temps, j’étais fière de mon installation.»

«Il ne faut jamais forcer l’inspiration»

Aujourd’hui, elle se sent plus légère avec 12 500 euros en poche – «je n’ai jamais eu autant d’argent sur mon compte!», lâche-t-elle dans un grand rire. Elle s’imagine déjà faire un voyage en Amérique du Sud à la rencontre, qui sait, de «chamans», afin de poursuivre sa pratique du tambour, comme on l’a vu cette année lors d’une performance à Metz, après sa résidence au Laboratoire d’expression élastique où elle s’est évertuée «à chasser les mauvais esprits». C’est dit, la chance est de son côté, pas suffisamment toutefois pour penser que c’est grâce à son travail que la chaîne ARTE a récemment sorti un documentaire sur Geamăna. «Ça m’aurait fait plaisir!» (Elle rit)

Sa seule certitude tient dès lors à une évidence : «Je sais que je dois continuer, ne pas m’endormir sur mes lauriers. Mais en même temps, il ne faut jamais forcer l’inspiration», car «les choses fortes se construisent doucement, dans le temps!», philosophe-t-elle. Il y aura déjà, après les Rotondes, une exposition à Berlin à l’été prochain (Saarland Gallery), puis sûrement d’autres réflexions, sans «calcul», autour des notions de féminisme et d’écologie bien sûr. Quitte à enrichir encore son projet? «Si je devais donner une suite, ce serait sur la transformation biologique du lieu, son microcosme. Ou aller faire une performance sur place et la documenter.» En attendant, elle prend de la hauteur et consulte sur Google Map d’autres lacs pollués, comme celui de Berkeley Pit (dans le Montana) «où les gens payent cinq dollars pour le visiter». Dans un souffle, elle lâche : «Le monde est devenu fou!». Autant alors le documenter, et le sublimer.

Les œuvres de Stefania Crişan sont à découvrir aux Rotondes dans le cadre de l’exposition collective qui regroupe également le travail des trois autres finalistes du LEAP (Paul Heintz, Lynn Klemmer et Mary-Audrey Ramirez). Elle est accessible gratuitement du jeudi au dimanche, et ce, jusqu’au 4 décembre.

www.rotondes.lu