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Colombie : vous reprendrez bien un peu de coca?


Effet de mode, recherche esthétique ou de saveur nouvelle, certains des plus grands cuisiniers de Colombie intègrent la poudre de coca dans leurs recettes. (Photo : afp)

La farine de coca peut-elle devenir un condiment comme le sel ou le paprika? Certains cuisiniers en sont convaincus. Un pari osé dans un pays où la plante est associée au trafic et à la violence.

Bras tatoués et lunettes épaisses sur le nez, le cuisinier répand la poudre verte produite à partir de la feuille de coca sur une galette de maïs. C’est cette fameuse feuille à partir de laquelle est produite la cocaïne, la drogue qui alimente depuis des décennies le conflit armé en Colombie. Le pays en est le principal producteur mondial. Avant de devenir l’objet de convoitise des trafiquants, la feuille de coca est un produit ancestral pour les communautés indigènes qui l’utilisent notamment comme énergisant lors de leurs longues journées de travail.

Rodrigo Pazos accompagne ce biscuit trempé de coca d’un tartare de thon en sauce, de cendres de romarin et de riz au coco. En petite quantité, la poudre n’a en théorie aucun effet psychotrope. Le chef de 34 ans n’est pas le seul à employer la poudre de coca dans ses recettes. Effet de mode, recherche esthétique ou de saveur nouvelle, certains des plus grands cuisiniers de Colombie s’y mettent également.

« Un défi »

Depuis ses fourneaux, Rodrigo Pazos s’affranchit ainsi des lourds stigmates de la plante. «C’est d’abord un défi comme cuisinier de l’inclure dans un menu» et «ensuite de la faire accepter par le public», explique-t-il. Son plat est proposé à environ 7,70 euros. Après plusieurs essais ratés, il a réussi à trouver une recette qui combine à la fois les saveurs du Pacifique et des Caraïbes. La feuille de coca pousse en effet sur les deux côtes du pays, ainsi que dans 24 des 34 départements de Colombie.

Les quelques chefs qui ont franchi le pas continuent leurs expérimentations pour explorer l’amertume qu’apporte la farine de coca à leurs recettes. Rodrigo Pazos a tout essayé. «La cuire au four», «la diluer» ou encore la mélanger avec des œufs. Mais il a finalement opté pour l’incorporer telle quelle dans ses plats. D’autres l’ajoutent à des sauces ou des cocktails. Une initiative est même née en 2019 pour réunir des chefs renommés autour de ce nouvel ingrédient.

Une région sous la coupe des cartels

Ce sont les communautés autochtones qui récoltent la feuille de coca avec l’autorisation du gouvernement à Lerma, municipalité du sud-ouest de la Colombie en proie à la violence. Les recettes sont même compilées sur le site retococa.org, du nom de l’initiative. L’utilisation de la coca dans la cuisine reste cependant totalement anecdotique par rapport à l’explosion des cultures pour produire de la cocaïne. D’après le dernier comptage de l’ONU, il y aurait 142 000 hectares de coca plantés dans tout le pays.

Le chef Pazos lui-même est né à Popayán, une localité proche de Lerma, dans une région sous la coupe des cartels et des groupes armés. Pour lui, que la coca se retrouve dans les fourneaux montre qu’il y a une alternative à la production de drogue. Un chemin est «possible», loin de l’illégalité pour les cultivateurs de coca, veut croire le cuisinier. «Cultivez la coca, d’accord. Mais pour que les cuisiniers puissent la travailler dans leurs recettes et l’intégrer dans leurs menus», plaide-t-il.

C’est un défi de l’inclure dans un menu… et de la faire accepter par le public!

La farine de coca est riche en fer, en phosphore et en calcium. Elle se vend également sur les marchés de Bogota et sur internet pour environ neuf euros le paquet de 250 grammes. Dans les cuisines d’un luxueux restaurant de Bogota, Jeferson Garcia introduit une crème onctueuse à base de poudre de coca dans une poche à douille. Il ajoute ensuite la crème à un gâteau à base de coco. Avec des recettes comme celle-là, il espère faire en sorte que la coca «ne soit plus un tabou».

À ses côtés, Yulián Téllez prépare de la gélatine de pied de bœuf, confiserie typique des plaines orientales de Colombie. C’est là que Yulián Téllez a grandi, entre guérilla et paramilitaires. Le cuisinier ajoute la poudre de coca au mélange collant avant de recouvrir le tout de poitrine de porc. Tout en malaxant la pâte, il se souvient des nuits dans son village de Guamal. Il devait «dormir sous la table de la salle à manger avec des coussins» car sa famille habitait «près du commissariat», régulièrement attaqué à coups de grenades par les rebelles.

Depuis son village, certains s’interrogent. Comment ose-t-il préparer des plats à base de coca? Lui ne relève pas et continue d’utiliser cette farine dans son restaurant. «De nombreux cuisiniers se rendent compte de ses propriétés et on réalise que l’on peut préparer beaucoup de plats très intéressants», argumente-t-il.