Danger Mouse & Black Thought
Cheat Codes
Sorti le 12 août
Label BMG
Genre rap
Entre Danger Mouse et Black Thought, c’est une longue histoire. Leur première rencontre remonte à 2006, année où Brian Burton – alias Danger Mouse – est devenu mondialement connu grâce à Crazy, single de Gnarls Barkley, «side project» qu’il avait formé avec CeeLo Green. Mais dix ans plus tôt, le gamin qu’il était payait ses copains d’école pour aller lui voler les CD des Roots.
Avec le rappeur de ce groupe, Tariq Trotter – alias Black Thought –, le courant passe très bien (le talent et le succès aidant), à tel point que les deux annoncent un projet commun, à l’image de Gnarls Barkley ou de Danger Doom, un projet inauguré l’année précédente avec l’immense MF Doom. Le nom du projet? Dangerous Thoughts («dangereuses pensées»), tout simplement.
Mais, entre les déboires légaux dans lesquels est empêtré Danger Mouse depuis la sortie de The Grey Abum (2004) – un vrai kif de DJ, soit une réinvention du Black Album (2003) de Jay-Z sur des samples du «White Album» des Beatles (1968), dont l’imprévisible succès n’a pas tellement plu aux maisons de disques – et le rythme usant que tenaient les Roots, avant leur entrée, en 2009, comme «house band» du talk-show de Jimmy Fallon, Dangerous Thoughts a dû rester au placard.
Ni le producteur, qui a quelque peu lâché le monde du rap pour s’acoquiner avec des artistes aussi disparates qu’Adele, The Black Keys, Portugal. The Man ou, plus récemment, Parquet Courts, ni le rappeur n’ont abandonné le vieux rêve de l’album commun. À 50 ans, Black Thought reste l’un des plus grands rappeurs vivants.
Sa plume, engagée et poétique, ponctuée de barbarismes et de jeux de mots pour des rimes savantes, n’a d’égale que l’impressionnante maîtrise technique avec laquelle il délivre ses paroles. Que l’album arrive plus de quinze ans après son annonce n’a fait que multiplier l’anticipation; le temps n’a en revanche eu aucune emprise sur la qualité de ce qui est bel et bien un classique du rap. Immédiat, mais là pour durer.
Le temps n’a eu aucune emprise sur ce qui est bel et bien un classique du rap. Immédiat, mais là pour durer
Cheat Codes voit donc Danger Mouse et Black Thought en pleine forme, créant un chef-d’œuvre qui donne le ton dès le premier sample : en introduction, Sometimes part de cette touche rétro avant que Black Thought ne vienne «kicker» avec l’art, la manière et la puissance. Et l’habile rappeur de résumer la teneur de son discours en une phrase : «My skin tone is aubergine, I’m a war machine».
Pendant près de 40 minutes, il déroule ses couplets à mi-chemin entre le rap conscient et le «gangsta rap» et se fait le porte-voix de tous ceux qui, aux États-Unis et au-delà, survivent, un état que l’on ne peut pas surmonter sans «cheat code», comme dans les jeux vidéo. Le rappeur de Philly sait de quoi il parle, lui dont les parents ont été assassinés, puis qui a été contraint à dealer du crack pour se nourrir.
Le titre le plus introspectif de l’album, Identical Deaths, fait le point sur ce traumatisme, laissant le soin à Danger Mouse de concocter un sample «lounge» qui laisse libre champ à la voix caverneuse du rappeur.
Chaque aspect de Cheat Codes est parfaitement maîtrisé, dans la production comme dans le mix (les effets sont réduits au minimum, jouant le plus souvent sur le volume). Les samples – presque tous trouvés là où ils ont été oubliés : dans la crypte des scènes soul, funk et jazz des années 1970 –, véritables sucreries dont on se délecte à chaque morceau, jouent un rôle central dans l’architecture finale de l’album.
Idem pour les invités, qui comptent les vétérans Raekwon ou Conway the Machine comme la star A$AP Rocky ou des Run the Jewels qui font très, très mal. Et l’épiphanie se révèle au cœur du disque, quand la voix rocailleuse de MF Doom sur le très beau Belize nous rappelle, à chaque respiration, à quel point il manque au rap (le couplet date sans doute de l’époque Danger Doom, mais la boucle du sample est, à juste titre, rythmée par un amer «Away from you…»), puis l’entêtant Aquamarine profite d’un excellent refrain de Michael Kiwanuka.
Hier comme aujourd’hui, sur du hip-hop moderne ou du rap «old school», Danger Mouse et Black Thought n’ont pas besoin de codes pour tricher; le «god mode» est dans leur ADN.