Définir la musique de Wu-Lu est une entreprise perdue d’avance. Trop riche, trop complexe. Trop étrange aussi. D’ailleurs, lui-même refuse de prendre part à cette classification habituelle, réflexe d’une industrie trop réductrice à ses yeux et surtout malhonnête. Car l’homme a des choses à défendre, et pas qu’un simple statut qui le place à l’avant-garde de la scène punk-rap britannique, ébauché en 2015 avec une première mixtape (Ginga) et surtout avec un single, South, sorti l’an dernier et aux influences grunge. Non, Miles Romans-Hopcraft (de son vrai nom) n’est pas quelqu’un que l’on met facilement dans une case. Ses origines ne le lui permettent pas, de surcroît quand celles-ci tendent à disparaître.
C’est dans le très prolifique quartier de Brixton, dans le sud de Londres, qu’il s’est en effet fait les dents, traînant avec son skateboard et écoutant, à fond dans le casque, du jazz, de l’afrobeat et du metal (Slipknot, Deftones, Korn). De quoi affirmer déjà un goût certain pour le métissage, qu’il conforte en se tournant vers les samples de DJ Shadow. C’est que, chez lui, le multiculturalisme transpire à chaque coin de rue. Difficile, alors, de faire des choix, de trancher, comme il le reconnaît : «Je déteste m’identifier à une culture spécifique ou à une classe sociale donnée. J’agis de la même façon avec ma musique (…) Je ne m’impose aucune limite!»
Un ADN d’autant plus à vif qu’il voit, autour de lui, sa ville changer. La triste réalité d’une métropole en mouvement constant qui n’hésite pas à trahir les communautés locales au profit d’une gentrification massive. Il poursuit : «Je suis attaché aux valeurs de mon quartier. Je suis une pièce de ce puzzle, un morceau issu de cette diversité. Et je compte bien me battre pour préserver ce pluralisme culturel et social.» Ses armes ? Des talents au chant et à la production et une capacité à jouer de tous les instruments. Son premier album, Loggerhead, est donc à voir comme un véritable manifeste artistique, un cri authentique balancé à flanc de trottoir, un engagement pour la créativité face à l’embourgeoisement.
Estampillé Warp Records, label anglais connu pour ses orientations pointilleuses et non conformistes (Aphex Twin, Flying Lotus…), ce disque avait tous les arguments pour surprendre et agir comme un sucre sur une dent cariée. C’est le cas avec douze chansons (dont l’entêtante South) qui ne font rien comme les autres. Simplement parce que Wu-Lu est le produit d’une sous-culture tentaculaire et que ses influences s’en ressentent. Elles donnent même le tournis : rap, hardcore, dubstep, électronique, punk, jazz et trip-hop se bousculent sans gêne au cœur d’une production à l’atmosphère sombre, claustrophobe. C’est à la fois mystique et abrasif, en raison d’un sens aiguisé du détail et de la mise en ambiance, entre guitares «noisy», rythmes brouillés, chant étouffé et mélodies sabotées.
En bout de course (et de souffle), Loggerhead rappelle d’autres ovnis du genre, aussi oppressants qu’inventifs. On pense ainsi aux Young Fathers et à Death Grips, pour ce côté rap tribal qui prend aux tripes. Mais également aux locaux Killing Joke et Tricky, aussi enracinés dans l’esprit de quartier que l’est Wu-Lu. Rien d’étonnant, non plus, à ce qu’on retrouve sur l’album l’excellent batteur de black midi (Morgan Simpson), qui vient juste de sortir Hellfire, troisième album ébouriffant qui part dans tous les sens. Une nouvelle preuve qu’à l’heure du streaming et du tout consommable, la culture alternative pousse dans l’ombre et ne lâche rien, prête à défendre son territoire face au «mainstream». Wu-Lu est de ce bois-là : underground, DIY et punk. Surtout résolument moderne et innovant. Et assurément l’une des plus belles surprises de l’année.