Voilà bientôt quatre siècles que le village d’Oberammergau se livre à une tradition dans son théâtre à ciel ouvert : les résidents, devenus comédiens, rejouent la Passion du Christ.
En vagabondant dans les ruelles du village bavarois d’Oberammergau, il y a de bonnes chances en ce moment de croiser Jésus et ses apôtres. Sur les 5 500 habitants de cette bourgade alpine du sud du pays, non loin de la frontière autrichienne, 1 400 d’entre eux – bébé ou octogénaire – participent à un spectacle unique en son genre en hommage au Christ.
Tout a commencé pendant la guerre de Trente Ans : les habitants promettent de jouer tous les dix ans le «Jeu de la Passion», qui raconte les dernières heures de Jésus, pour bannir la peste meurtrière. Après la première représentation en 1634 du martyre, de la mort et de la résurrection du Christ, le fléau disparut, raconte l’histoire.
Depuis, leurs descendants ont scrupuleusement renouvelé ce vœu, bravant les interdits du siècle des Lumières, les guerres ou les épidémies comme récemment la pandémie de covid qui a reporté de deux ans le spectacle.
Pourquoi la tradition a-t-elle perduré au fil des siècles ? «Je crois que nous sommes un peu obstinés», plaisante Frederik Mayet, 42 ans, qui interprète Jésus pour la deuxième fois. «Mais surtout nous nous identifions très fortement» au Jeu de la Passion, ajoute cet homme au regard bleu et aux cheveux blonds mi-longs. «Je me souviens qu’on en parlait au jardin d’enfants. Sans bien savoir de quoi il s’agissait, je voulais bien sûr participer!», raconte Cengiz Görür, jeune homme d’origine turque de 22 ans qui incarne Judas.
Talents cachés
À Oberammergau, Jésus et ses disciples sont des superstars : on les voit sur les façades peintes des vieilles maisons, dans les magasins entreposant des statues en bois sculpté, une autre tradition de ce village de carte postale. Dans la rue aussi, où l’on croise actuellement, au milieu des touristes, un nombre très supérieur à la moyenne d’hommes barbus aux cheveux longs. Et sur la scène à ciel ouvert du théâtre, où se tient depuis la mi-mai et jusqu’au 2 octobre la nouvelle édition du Jeu de la Passion.
Seules conditions pour participer au spectacle de 5 heures au total, comme acteur, choriste ou en coulisses : être né à Oberammergau ou y vivre depuis au moins 20 ans. «Ce qui m’a toujours fasciné, ce sont la qualité des rapports entre tous les participants, jeunes et vieux, c’est une belle communauté, une sorte de famille de la « Passion »», témoigne Walter Lang, un «vétéran» de 83 ans, regrettant que son épouse, décédée en février, manque à l’appel. Les générations s’y succèdent, des familles s’y créent. «Mes parents se sont rencontrés lors d’un Jeu de la Passion, et j’y ai aussi rencontré ma future épouse», témoigne Andreas Rödl, maire du village et choriste.
Avant, aller au Jeu de la Passion, c’était comme aller à la messe. Aujourd’hui, c’est un vrai spectacle théâtral
Des destins s’y jouent aussi. Comme celui de Cengiz Görür, repéré en 2016 par le metteur en scène Christian Stückl, directeur du théâtre populaire de Munich. «Je ne savais pas trop quoi faire de ma vie. J’aurais sans doute fini par vendre des voitures, l’histoire typique», s’amuse le jeune homme qui va cet automne, entamer des études d’arts dramatiques à Munich. «J’ai découvert mon talent caché», se réjouit-il.
De la propagande à l’actualité
Christian Stückl «a aussi fait beaucoup pour la renommée du spectacle, qu’il a révolutionné» depuis 40 ans, juge Barbara Schuster, 35 ans, responsable des ressources humaines, et, sur scène, Marie-Madeleine. «Avant, aller au Jeu de la Passion, c’était comme aller à la messe. Aujourd’hui, c’est un vrai spectacle théâtral», dit-elle. Surtout, le metteur en scène a expurgé dans les années 1980 de toute connotation antisémite le texte qui accusait les juifs d’être responsables de la crucifixion de Jésus. «Hitler avait utilisé le Jeu de la Passion pour sa propagande», rappelle Barbara Schuster.
Jésus dit : «La peur sévit sur Israël, les cris de guerre emplissent le pays, la pauvreté et la maladie s’emparent de vous», déclame Frederik Mayet. «Pour nous, c’est la guerre en Ukraine, la pandémie, et les disparités grandissantes entre pauvres et riches», ajoute-t-il. Par peur que la guerre se propage en Europe, des opérateurs aux États-Unis, principal marché du Jeu de la Passion, ont annulé quelque 20 000 réservations peu après son déclenchement fin février, indique le maire.
Les recettes du spectacle, qui s’élèvent en moyenne entre 25 et 30 millions d’euros, pourraient en pâtir. «Pour moi, le moment le plus fort a lieu à la fin de la dernière représentation, en octobre, quand l’alléluia est chanté» après la résurrection de Jésus, confie Walter Lang, qui figure cette année parmi les pauvres, dans le peuple. «Car on ne sait pas si la prochaine fois, on sera de nouveau là», dit-il, les yeux remplis de larmes.