Luc Emering, le président des Jongbaueren, évoque la situation dans un secteur agricole exposé à une multitude de crises. Au moins, la pandémie du covid aura permis à l’agriculture de regagner en estime. La guerre en Ukraine va constituer un autre tournant.
Le Luxembourg compte encore quelque 1 500 exploitations agricoles. Sur les 25 dernières années, le pays a vu la moitié de ses fermes disparaître. En moyenne, ce sont toujours 50 agriculteurs qui décident tous les ans d’arrêter les frais tandis que seule une quinzaine décide de prendre la relève.
Luc Emering, le président de l’association des jeunes agriculteurs (Jongbaueren), reste toutefois confiant pour l’avenir d’un secteur qui reste primordial. Le camp politique devrait néanmoins faire attention de ne pas couper l’herbe sous le pied des agriculteurs.
Pouvez-vous nous livrer un état des lieux de l’agriculture luxembourgeoise, frappée par la crise du covid et désormais confrontée aux répercussions de la guerre en Ukraine ?
Luc Emering : Par le passé, et même lors de ces dernières décennies, l’agriculture a été contrainte de s’habituer à faire face à de multiples crises. On était confronté à plusieurs épisodes de sécheresse, des crises sanitaires sans lien avec le covid avant que la pandémie nous frappe. Le secteur agricole a dû faire face aux mêmes problèmes que d’autres acteurs économiques.
En même temps, l’agriculture a un peu pu profiter du changement des habitudes de consommation. Les gens ont retrouvé le chemin de la production locale. Dans son ensemble, le secteur n’a pas trop lourdement souffert du covid. Les prix du lait ne se sont pas effondrés, les prix du blé sont restés stables.
Le retour vers une consommation plus locale a-t-il aussi eu pour effet de redorer un peu le blason des agriculteurs ?
Beaucoup de personnes ont refait connaissance avec les agriculteurs. Le métier bénéficie à nouveau d’une plus grande estime. Le but du travail de l’agriculteur, qui est de nourrir la population, a été bien compris. La crise du covid a eu pour effet qu’une série de consommateurs ont été remis les pieds sur terre.
Il y a aussi des enfants qui se sont aperçus que le lait ne vient pas du supermarché. Et on a réalisé que les rayons peuvent se vider, que les produits alimentaires n’existent pas toujours en abondance. Cela fait très longtemps qu’on n’était plus habitué à ce risque de pénurie.
Le grand public n’avait pas forcément conscience de l’important rôle joué à la fois par l’Ukraine et la Russie pour la production agricole. Le fait que les exportations en provenance de ces deux pays en guerre soient au point mort pèse dans quelle mesure sur l’agriculture nationale ?
Le Luxembourg est un grand importateur d’engrais azotés. L’impact de la guerre se fait ressentir au niveau du prix et de la disponibilité. Le prix est même devenu un peu secondaire en raison de la pénurie qui s’accentue. Bon nombre de grainetiers de la Grande Région seraient contents de pouvoir se procurer du soja en dépit d’un prix élevé.
En Bourse, le prix du blé atteint des records. Tous les jours, de nouveaux scénarios viennent influencer les cours. L’exemple le plus récent est la décision de l’Inde de stopper ses exportations de blé en raison de la sécheresse que le pays subit. La seule certitude est que si la situation ne se détend pas, on va connaître, à l’approche de l’hiver, une hausse drastique des prix pour les produits alimentaires.
L’utilisation temporaire des terres en jachère pour la mise en culture de légumineuses est-elle sensée ?
Il faut différencier deux choses. À partir de 2023, la politique agricole commune (PAC) impose aux agriculteurs des 27 États membres de l’UE de mettre 4 % des terres cultivables en jachère. Cette nouvelle règle n’a cependant rien à voir avec la décision du gouvernement luxembourgeois d’autoriser l’utilisation de 250 hectares de surfaces en jachère déjà déclarées.
En tenant compte des 1 500 exploitations agricoles qui existent encore au Grand-Duché, chaque agriculteur pourra bénéficier d’à peine de quelques ares pour cultiver des légumineuses. Il s’agit d’une quantité tout à fait négligeable, d’autant plus qu’il existe de bonnes raisons pour que ces surfaces ne soient plus cultivées depuis des décennies.
Elles se trouvent souvent en bord de zones boisées et leur rendement est très faible. L’ouverture faite par le gouvernement est donc une décision purement politique cherchant à calmer les gens. La mesure n’a cependant aucun apport sur le renforcement la sécurité de l’approvisionnement alimentaire.
Au vu des moyens limités pour compenser les importations russes et ukrainiennes, doit-on craindre une situation de pénurie au Luxembourg ?
Cela va fortement dépendre de la récolte de cette année. Il est encore très difficile de faire un pronostic. Pour le moment, la situation se présente assez bien, mais on commence à souffrir de la sécheresse. Nous avons urgemment besoin de pluie, partout en Europe. Le Luxembourg pèse finalement peu dans la production de blé à l’échelle européenne ou mondiale.
Mais si un pays comme la France, le plus grand exportateur net en Europe, a une récolte réduite de 10 %, l’impact sera important sur le marché et donc sur le prix du blé. Quelle sera la situation géopolitique en juin, juillet et août au moment où les moissonneuses-batteuses seront de sortie? Et puis, il faut aussi mentionner la spéculation sur les prix qui prévaut dans le domaine des produits alimentaires.
Votre association s’engage notamment au Burkina Faso. La guerre en Ukraine risque de provoquer une importante famine dans les pays en voie de développement, et notamment sur le continent africain. Quels sont les échos que vous recevez du terrain ?
Il est important de souligner que notre objectif est l’aide au développement, par le biais de projets très ciblés, et pas forcément l’aide humanitaire.
L’actuel risque de famine semble loin vu d’ici, mais il ne faut pas oublier que si la pénurie alimentaire s’accentue, ce sont les plus démunis qui souffriront les premiers de faim. Et la gravité de cette famine est difficile à saisir.
La troisième période de sécheresse en quatre ans illustre le besoin d’agir contre le changement climatique. Malgré les réserves que vous avez émises, le secteur agricole est-il prêt à assumer pleinement son rôle?
Il est évident que l’agriculture se doit de faire les efforts nécessaires dans le domaine de l’environnement. À l’image des autres secteurs d’activité, le secteur agricole doit aussi accomplir ses devoirs à domicile. Au Luxembourg, l’agriculture représente 7 ou 8 % des émissions de CO2. Il existe une série de mesures et d’innovations technologiques à mettre en œuvre.
La concentration du nombre de bêtes par exploitation agricole doit notamment être revue à la baisse. Nous n’avons pas forcément plus d’animaux dans l’agriculture qu’en 1980, mais la répartition est beaucoup plus déséquilibrée. Les objectifs fixés doivent être remplis, sans quoi des amendes seront distribuées avec, à la clé, un coût bien plus élevé pour l’agriculteur que l’investissement dans des mesures pour une agriculture plus durable. Quelque 80 % de nos exploitations agricoles font déjà partie de programmes écologiques spécifiques.
Quelles seront les prochaines étapes ?
Nous sommes dans l’attente d’une nouvelle loi agraire pour 2023. De grands changements s’annoncent. On est arrivé à un point où le camp politique ne cesse plus d’accentuer les réglementations. Le risque de voir les exploitations tomber sous le seuil de rentabilité augmente. Il faudrait repenser les mécanismes de subvention.
Certains renoncent déjà aux aides publiques pour avoir la paix de produire. Si l’agriculteur doit contribuer à la protection de l’eau, remplir des objectifs de biodiversité, supporter et mettre en œuvre la stratégie climatique, il faut aussi garantir que ce dernier puisse toujours vivre de son activité. L’agriculture continue à rendre service à l’ensemble de la communauté. Le problème actuel est que l’agriculteur se voit compenser ses pertes de rendement lorsqu’il respecte une mesure environnementale.
C’est la mauvaise approche. Il faudrait plutôt offrir des incitatifs financiers à ceux qui sont, par exemple, disposés à investir dans des bandes fleuries afin d’encourager la biodiversité. Ainsi, le secteur jouerait encore bien plus les premiers rôles dans la lutte contre le changement climatique.
La loi agraire est le projet majeur du nouveau ministre Claude Haagen. On est à moins de 15 mois de la prochaine échéance électorale. Comment engagez-vous donc les négociations dans ce dossier ?
Nous avons toujours eu une très bonne coopération avec l’ancien ministre Romain Schneider. Le début des échanges avec Claude Haagen a aussi été positif. Je tiens à rappeler que le nouveau ministre a très rapidement donné suite à notre pétition dirigée contre l’exportation d’animaux vivants dans des pays tiers.
Je me dois aussi de souligner que l’on a toujours entretenu une très bonne relation avec l’ancienne ministre de l’Environnement Carole Dieschbourg. On est désolé de sa démission, mais on est confiant de pouvoir repartir sur les mêmes bases avec la nouvelle ministre Joëlle Welfring. Entretemps, l’Environnement est devenu pour le secteur un ministère à valeur égale, voire encore plus importante, que notre ministère de tutelle.
Où se situent les points de conflit avec le ministère de l’Environnement?
Il faut commencer à se demander si les dispositions de la loi sur la protection de la nature sont encore toutes viables. Il est clair que l’on travaille dans une zone verte qui nécessite de la protection, mais une plus grande latitude est à envisager.
Si un jeune agriculteur veut changer d’orientation en passant de l’élevage de bêtes à la culture de fruits et légumes, il se voit rapidement confronté au risque d’un refus d’autorisation pour construire une serre, car un milan royal a été aperçu à quelques kilomètres de là. Au lieu de se lancer, il abandonne.
La serre, par contre, sera construite de l’autre côté de la frontière. En fin de compte, il faut se poser la question si on veut garder une agriculture au Luxembourg, et, si oui, laquelle. Nous ne pouvons pas tout interdire sans offrir des solutions alternatives viables. On se trouve ici sur un très mauvais chemin.
Quelles sont donc les perspectives pour le secteur agricole ?
L’agriculture reste un beau métier. Il existe des inconvénients, comme dans toute autre profession. Je reste néanmoins convaincu que l’agriculture demeure un secteur d’avenir, car la production alimentaire restera toujours primordiale. Il est donc aussi du devoir du camp politique de doter l’agriculture d’un statut attrayant.
Et nous aussi, en tant qu’acteurs de terrain, devons nous engager afin de retrouver le respect et l’estime de la société. Il faudrait revenir à un modèle où les prix de vente des produits sont suffisamment élevés pour gagner sa vie, sans forcément devoir recourir aux aides publiques. Nous devons y travailler tous ensemble, car il est dans l’intérêt de tout un chacun de disposer d’une agriculture innovante et durable.