Premier long métrage de fiction de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Rien à foutre marie l’observation de la société néolibérale à un drame générationnel émouvant. Avec, en prime, une Adèle Exarchopoulos puissante.
Cassandre a le job dont beaucoup rêvent : elle est hôtesse de l’air. Tous les jours, elle «voit le bas d’en haut», comme le chantait Dutronc, et partage sa vie entre les quatre coins de l’Europe et Lanzarote, où elle est basée.
À chaque jour sa destination, à chaque nuit son rituel : boire des shots de vodka avec ses collègues de chez Wing, la compagnie low cost qui l’emploie, partager son quotidien fait de voyages sur Instagram et, éventuellement, sonder Tinder pour y faire des rencontres qui ne durent que quelques heures. Mais derrière son sourire, Cassandre vit une vie solitaire, régie par les règles du travail, son remède à un mal enfoui plus profondément.
«Cassandre, je l’imagine comme ces arbres malades : c’est creux à l’intérieur, mais les feuilles continuent de pousser autour. Elle n’a pas d’objectifs, elle est en perdition, et pourtant, il y a quelque chose de vivant en elle», confie au Quotidien le coréalisateur Emmanuel Marre.
Rien à foutre, premier long métrage de fiction du tandem qu’il forme avec Julie Lecoustre, n’est pas, comme pourrait l’indiquer son titre, un cri de rébellion ou une ruade nihiliste, mais le très juste portrait d’une génération qui considère que «tout nous engage à nous désengager», dit le cinéaste. Cette génération «rien à foutre» à laquelle appartient Cassandre – elle a 26 ans –, ne se reconnaît pas dans la précédente, et cherche surtout à ne pas lui ressembler. Alors, elle se montre passive… Et, quand elle veut devenir active, elle se retrouve écrasée par le système.
«C’est dur, mais, d’un autre côté, on s’amuse…»
« »Rien à foutre », pour Cassandre, c’est une forme d’autoconviction, poursuit Julie Lecoustre, mais le titre a d’autres significations; c’est aussi, plus littéralement, un synonyme de l’ennui, ces moments marécageux où l’on essaie de s’occuper, sur son smartphone par exemple.»
Dans ce drame qui se dévoile en deux temps, on plonge d’abord dans le quotidien de l’héroïne, interprétée par une puissante Adèle Exarchopoulos. Et l’envers du décor, dans cette compagnie fictive qui cache à peine sa ressemblance avec Ryanair, n’a pas de quoi faire rêver. Le sourire de Cassandre est un masque, l’une des règles à respecter dans une profession soumise à un mode de travail néolibéral, voire «ultralibéral», dit Julie Lecoustre.
Pour cette œuvre indépendante, dirigée par des réalisateurs fidèles à leur éthique, c’est l’«approche documentaire» qui a été le fondement de leur travail : «Pendant de longs mois, on a enquêté auprès d’hôtesses et de stewards de compagnies low cost. L’idée d’aliénation économique – considérer l’humain comme un simple apport commercial, dépersonnaliser les employés, car c’est aussi de ça qu’il s’agit – est généralement acceptée. On a souvent entendu : « C’est dur, mais d’un autre côté, on s’amuse…« »
Ces rencontres se sont ensuite mêlées au casting, et «chacun a pris en charge son rôle, d’après sa propre expérience et, en même temps, avec un vrai recul», explique Julie Lecoustre. Même le chef de base, qui fait office de «méchant» dans le film, est en réalité «l’un des plus importants syndicalistes d’Espagne», qui s’est opposé, avec succès, à Ryanair à la suite des grèves du personnel – hôtesses, stewards et même pilotes – qui ont eu lieu avant la pandémie.
L’ère de l’individualisation
«Les fermetures d’usines sont une réalité terrible», glisse Emmanuel Marre. «Une autre réalité est que le salariat touche de moins en moins de gens. Nous avons voulu décaler le regard sur une profession que l’on n’imaginait pas touchée par ces problèmes.»
Plus encore qu’une anti-Vincent Lindon ou une anti-Olivier Gourmet, Adèle Exarchopoulos est, dans Rien à foutre, l’incarnation suprême du mal-être générationnel, celui «d’être passé d’une ère du développement personnel à une ère de l’individualisation», explique le coréalisateur. «Si nous travaillons ensemble, on peut changer les choses», dit un personnage du film, que Cassandre écoute à peine.
Croit-elle seulement qu’il est possible de changer ce système qui déshumanise les gens, qui en fait des objets de fantasme et qui dispose d’eux comme bon leur semble? «Cette société où tout est procédure, y compris pour exacerber les codes féminins», peut-elle sortir de la représentation permanente?
Cassandre, elle, finit par sentir le besoin de retirer ce masque, ce qu’elle fera dans la seconde moitié du film, en retournant chez ceux qu’elle a quittés, en Belgique; le film abandonne alors ses explosions de couleurs et son côté pop pour une sublimation de la grisaille et du clair-obscur. De la même façon, il abandonne l’observation de la société néolibérale et de ses codes pour prendre une ampleur émotionnelle bouleversante.
Le retour de l’héroïne dans sa famille marque ses retrouvailles avec «ce qui n’appartient qu’à elle» mais qui nous parle à tous. Et qui finit de faire de Rien à foutre un très grand film.
Rien à foutre, de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre.