Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Croix-Rouge luxembourgeoise est à pied d’œuvre : deux chefs de département racontent les défis auxquels ils font face et ceux qui les attendent.
Alors que plus de 4 000 Ukrainiens fuyant la guerre ont rejoint le Grand-Duché en moins de deux mois, le pays est confronté à la plus importante crise migratoire de son histoire récente, dépassant les 3 711 réfugiés accueillis sur toute l’année 2015, alors que la Syrie était sous les bombes.
Partenaire de longue date des autorités pour déployer l’aide humanitaire sur le territoire et au-delà, comme Caritas ou d’autres organisations, la Croix-Rouge luxembourgeoise est mobilisée depuis la première heure et gère aujourd’hui neuf structures d’urgence qui regroupent près de 800 personnes.
Nadine Conrardy, la directrice du département Action et Santé sociales, et Rémi Fabbri, à la tête de l’Aide internationale, ont accepté de raconter ces dernières semaines au service des réfugiés, à la fois sur le terrain et au Luxembourg.
Quel rôle joue la Croix-Rouge luxembourgeoise dans cette crise internationale?
Rémi Fabbri : Nous sommes présents en Ukraine depuis une trentaine d’années pour de la chirurgie pédiatrique et de la réhabilitation de bâtiments. Quand le conflit a éclaté, nous travaillions depuis huit ans dans la région de Donetsk.
Notre priorité a été de poursuivre notre mission d’aide en nous positionnant en Moldavie, où il y avait besoin d’un soutien pour l’accueil des réfugiés. Je me suis rendu sur place mi-mars à la frontière sud, pour voir de quelle façon on pouvait contribuer à l’aide existante.
Qu’est-ce qui est mis en place en Moldavie?
R. F. : Des dizaines de centres de transit ont été montés pour accueillir des réfugiés ukrainiens : ils restent à peine quelques nuits, le temps de trouver une destination. Nous avons renforcé les moyens de la Croix-Rouge locale et participons à l’accueil et l’enregistrement des personnes, à la distribution de matériel, etc.
Combien de réfugiés sont passés par là?
R. F. : La semaine précédant mon arrivée, 12 000 personnes par jour passaient la frontière. Au moment où je m’y trouvais, c’était tombé à 5 000. Environ 20 % des gens arrivaient en voiture, mais la majorité se retrouvaient ensuite à pied : les hommes, forcés de rester, déposaient femmes et enfants avant de repartir en sens inverse.
J’ai vu des gens choqués fondre en larmes en passant en Moldavie. Même si de ce côté, personne n’avait encore été frappé par la guerre en tant que telle. Une fois arrivés, ils sont nourris, hébergés et peuvent rejoindre la capitale Chisinau ou la Roumanie en bus.
Et en Ukraine? Poursuivez-vous l’aide humanitaire?
R. F. : Tout à fait. Les cinq personnes de notre équipe locale ont souhaité rester sur place : elles ont rejoint des zones où les besoins d’aide à la population étaient accrus et ont recomposé leurs propres équipes pour distribuer du matériel – nourriture, produits de santé, kits d’hygiène, mais aussi planches en bois pour remplacer les vitres cassées, comme à l’hôpital de Kramatorsk. On demande où sont les besoins. Si on est capable d’y répondre directement en Ukraine, on le fait. Sinon, on achemine le matériel depuis l’étranger via un entrepôt à Tchernivtsi.
Les prochains défis seront la scolarisation, l’emploi, les langues et l’intégration
Près de deux mois après le début du conflit, ces besoins augmentent-ils?
R. F. : Oui, ils restent immenses. Avec les bombardements dans les villes, les magasins ont fermé leurs portes dès les premiers jours et ont été vidés rapidement. Ce qui complique l’approvisionnement.
C’est l’un des enjeux des équipes humanitaires : pouvoir entrer en Ukraine. Or les couloirs logistiques ne sont pas respectés, notre emblème est souvent utilisé par d’autres, ce qui crée beaucoup de difficultés.
Est-ce que vous envisagez d’élargir votre périmètre d’action?
R. F. : Pas pour l’instant. Nous étions initialement basés à Kramatorsk, mais avec l’intensification des combats dans cette région, les équipes se sont redéployées à Dnipropetrovsk, 250 kilomètres plus à l’ouest.
Comment travaillez-vous avec les autorités luxembourgeoises et à quel point cela bouleverse votre organisation?
Nadine Conrardy : Le gouvernement fait appel à notre expertise et nous avons besoin de soutien, donc ça va dans les deux sens. Nous échangeons régulièrement avec l’Office national de l’accueil pour le volet logistique tandis que, comme Caritas, nous sommes affectés à la gestion et l’encadrement socio-éducatif des réfugiés dans les structures d’urgence.
C’est notre service Migrants et Réfugiés qui est le plus impacté : on gérait jusqu’ici une quinzaine de structures pour demandeurs de protection internationale, déjà pleines, et désormais, neuf se sont ajoutées. Il y a quelques semaines, on en ouvrait une nouvelle chaque jour! Des hôtels, des centres culturels, tout ce qui peut être utilisé.
Pour répondre à cette arrivée massive…
N. C. : Oui. Plus de personnes sont arrivées en un mois qu’en une année entière : même en 2015, au plus fort de la crise syrienne, on n’a pas connu ces chiffres. C’est un grand défi de trouver un lit et de quoi manger pour tout le monde.
Sans compter que de nouveaux challenges s’ajoutent sans cesse, certaines structures – comme le hall 7 de Luxexpo – étant provisoires. Il faut aussi trouver du personnel d’encadrement : il est arrivé qu’on nous appelle en disant « dans une heure, on ouvre à tel endroit« .
Comment faites-vous face alors que le nombre de structures a presque doublé?
N. C. : L’expérience acquise en 2015 est précieuse. On se base sur nos équipes en place depuis des années, qu’on renforce au fur et à mesure. On a aussi puisé dans nos ressources internes : certains sont passés de mi-temps à temps plein temporairement, d’autres en CDD ont vu leur contrat prolongé, d’autres services prêtent main-forte.
Financièrement, les autorités vous soutiennent-elles suffisamment?
N. C. : Oui. Le texte n’est pas encore rédigé, mais on a un accord de principe.
Aujourd’hui, des réfugiés continuent d’arriver tous les jours?
N. C. : Un peu moins qu’auparavant. Par contre, on n’a aucune idée de ce qui va se passer ces prochaines semaines. Vu la situation en Ukraine, on s’attend à un nouvel afflux, avec des personnes qui risquent d’être encore plus affectées mentalement.
Elles auront vu ou vécu des choses encore plus traumatisantes. Même si c’est difficile pour tout le monde. Les premiers jours, certains réfugiés arrivaient au volant de voitures criblées de balles.
Aviez-vous anticipé un tel mouvement migratoire?
N. C. : Je me rappelle qu’on s’est préparés le week-end du 27 février et que la première famille est arrivée dans nos structures le 28. Beaucoup étaient déjà hébergées chez des particuliers, de la famille ou des connaissances.
On s’est demandé où est-ce qu’on allait les installer, car nos structures classiques débordaient.
Comment avez-vous réagi?
N. C. : On a contacté les autorités pour signaler chaque endroit qui pourrait héberger des gens. Des privés ou des entreprises nous contactaient pour proposer un logement libre pour le moment.
En interne, beaucoup de nos collaborateurs ont travaillé d’arrache-pied. On ne compte pas nos heures, on enchaîne six, voire sept jours sur sept. On espère que la situation va se stabiliser.
Les bénévoles sont impliqués?
N. C. : Bien sûr, certains déjà actifs au sein de la Croix-Rouge, mais aussi d’autres qui se sont manifestés spontanément. Juste pour l’accueil des réfugiés, ils sont environ 80 désormais.
Quels sont les besoins des réfugiés dans les structures d’urgence?
N. C. : En premier lieu, ils veulent s’informer sur leur avenir, les démarches à accomplir, l’endroit où ils vont dormir la semaine suivante, etc. On a une partie des réponses, mais pas toutes. Et évidemment, ils ne sont pas bien, ils se retrouvent dans des conditions très difficiles et nécessitent une prise en charge psychologique, qui reste, pour l’heure, un véritable défi, puisqu’on n’a pas encore de dispositif prêt.
Les enfants s’adaptent plus facilement, mais c’est très éprouvant pour les adolescents et les mamans qui sont loin de leur mari. Notre petite équipe est débordée : nous n’avons que huit professionnels pour couvrir 24 foyers, soit environ 2 500 personnes, dont des demandeurs et bénéficiaires de protection internationale.
Quel regard portez-vous sur cette immense vague de solidarité, par rapport à d’autres crises migratoires?
N. C. : Le terrain du conflit étant plus proche et les arrivées ramassées sur un mois, les gens s’identifient plus facilement. Mais je me souviens aussi d’une grande solidarité en 2015 : de nouveaux bénévoles s’engageaient, des associations se créaient. Et cette base a perduré. La différence réside peut-être dans le nombre de Luxembourgeois qui ont ouvert les portes de leur foyer.
Bien sûr qu’il y a des frustrations, comme le fait de constater que, tout à coup, de nombreux logements se libèrent alors que toute l’année on en cherche en vain. Le côté positif, c’est qu’on compte bien pérenniser ces contacts. Il faut garder à l’esprit que d’autres personnes vivent la même chose, partout dans le monde, tous les jours.
Des Syriens continuent à arriver, des Irakiens, des Érythréens. On ne peut pas les ignorer : toutes les opportunités doivent être explorées, et pour tout le monde.
Vous avez déjà récolté 2,3 millions d’euros de dons. Un record?
N. C. : Absolument. On va dépasser en deux mois la somme qui avait été réunie sur toute la campagne de collecte après le tsunami en 2004. Cet argent va être utilisé au niveau international et aussi national. Car l’urgence est loin d’être terminée : elle s’étale et la nature des besoins évolue. On sait que ces gens vont rester et que d’autres vont arriver.
R. F. : En Moldavie, l’idée est de renforcer les moyens et les ressources pour aider les réfugiés. Et on doit anticiper ce qui nous attendra après : en Ukraine, au moment de la reconstruction, les besoins seront phénoménaux.
Vers quelle situation se dirige-t-on selon vous?
N. C. : Il se peut que davantage de personnes arrivent encore ou que ça stagne, cela dépend des évènements, donc on essaye d’avoir un plan A, un plan B et un plan C.
Les prochains défis sont la scolarisation des enfants, l’emploi des adultes, l’apprentissage des langues, l’intégration – bien que la plupart souhaitent repartir dès que possible. Il leur faudra faire des efforts pour construire une vie ici, sans savoir si un jour ils retourneront au pays.
A-t-on atteint une certaine limite dans nos capacités d’accueil?
N. C. : Oui, on est à la limite, mais il faut pousser les murs. Nos équipes sont sous pression et fournissent un travail énorme, tout comme le personnel des administrations avec qui on échange parfois au-delà de minuit. On va devoir tenir sur la longueur, trouver un rythme.
Est-ce la plus importante crise migratoire qu’ait connue le Luxembourg?
N. C. : Au niveau des chiffres, c’est très clair. Mais nous sommes mieux préparés qu’en 2015. Des structures existent, la base est différente. Rien que pour la scolarisation, il y a beaucoup de classes internationales aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas à l’époque.
De quoi avez-vous besoin aujourd’hui?
N. C. : De plus d’heures dans une journée (elle rit) et de patience aussi, parce qu’on ne peut pas tout traiter en un jour.
R. F. : Du soutien sur la durée, parce qu’après la crise, il faudra continuer.