Avec «Al río / To the river», la photographe américaine Zoe Leonard fait découvrir le Rio Grande, au fil de l’eau, sous tous ses aspects.
De Zoe Leonard, on se souvient d’un projet titanesque, «Analogue», dont la réalisation s’est étendue sur dix ans : conçu à l’origine comme une série photographique où l’artiste documente la gentrification du Lower East Side, le quartier de New York où elle vit et travaille depuis toujours, elle a étendu son regard à d’autres rues de la ville destinées à être transformées – Harlem, les anciens quartiers pauvres de Brooklyn… – puis à d’autres pays, en Afrique, en Asie et en Europe.
Sa nouvelle exposition, présentée pour la première fois au Mudam, rend compte d’un travail similaire. Pour «Al río / To the river», sa première exposition en Europe depuis 2012, la photographe américaine a parcouru les 2 000 kilomètres qui séparent les États-Unis et le Mexique au gré de leur frontière naturelle, le Rio Grande (son nom américain) ou Río Bravo (son nom mexicain).
«Invitation au regard»
Ce nouveau projet d’ampleur réunit environ 300 tirages photographiques – Zoe Leonard en a réalisé plus de 500 – à travers lesquels l’artiste «déconstruit la vision binaire» d’une frontière naturelle (ou géographique) et politique (ou historique), explique le commissaire de l’exposition, Christophe Gallois. C’est «toute la complexité», «toutes les facettes» du «Río» qui sont abordées, ajoute-t-il. Comme si ce travail artistique devenait à son tour une extension de «la nature changeante du fleuve, qui déborde périodiquement, change de cours et creuse de nouveaux sillons», raconte l’artiste. Extension qui se traduit dans la structure et la scénographie elles-mêmes, que Zoe Leonard a supervisées sur place durant les deux semaines précédant l’ouverture de l’exposition : le niveau 1 du Mudam est dédié tout entier à «Al río / To the river», formant un chemin sinueux depuis la galerie Est puis dans le couloir qui la relie à la galerie Ouest, à l’image du cours sauvage du fleuve.
Christophe Gallois insiste sur «l’invitation au regard» à laquelle l’artiste convie le visiteur. Et pour cause : puisqu’il est question de frontières franchies et que le point de vue de Zoe Leonard comprend le champ et le contrechamp de ce qui remplit le cadre – en passant la frontière –, dans son regard cohabitent l’approche documentaire et le point de vue intime. En d’autres termes, ses clichés, s’ils s’apparentent tant au travail journalistique qu’à la scène de rue, relèvent plutôt d’un regard de cinéaste : d’une part pour les séries de photos séquencées, lorsqu’elle photographie des lieux aussi éloignés l’un de l’autre qu’une portion du fleuve «qui a été domptée» depuis les deux rives, une courte traversée de la frontière en bateau depuis le Mexique, un centre de détention – vu de l’extérieur – ou une (sublime) nuée d’oiseaux en train de s’envoler.
Lieu de surveillance
D’autre part, parce que Zoe Leonard «évite, dit Christophe Gallois, de capturer le moment décisif», préférant montrer le déroulement d’une vie qui va au fil de la frontière. Y compris de l’intérieur, quand elle s’éloigne – à peine – du fleuve pour documenter son propre passage vers le Mexique depuis sa voiture.
Tout au long de l’exposition, on découvre et redécouvre constamment la frontière; jamais figé, le décor évolue à mesure que son voyage avance. Zoe Leonard s’intéresse tant au paysage urbain qu’au milieu naturel, capture les endroits les mieux préservés, avec, comme signes distinctifs, les bords noirs du tirage argentique, qui maintiennent la distance entre le regard de l’artiste et son sujet. Réalisé entre 2016 et 2020, le projet «Al río / To the river» correspond – de manière significative – à la durée du mandat de Donald Trump à la présidence des États-Unis; l’artiste, qui s’est aussi fait connaître ailleurs comme militante et activiste, capture aussi le fameux mur – ou ses fragments – qui faisait partie des promesses de campagne du milliardaire, et s’intéresse à la frontière comme lieu de surveillance, avec les voitures de la «Border Patrol» ou les caméras qui guettent le moindre mouvement dans un «métaespace» qui ouvre au visiteur et à l’artiste de nouveaux horizons, pas forcément rassurants…
«Al río / To the river»,
jusqu’au 6 juin.
Mudam – Luxembourg.