Francesco Tristano, pianiste et compositeur luxembourgeois acclamé à travers le monde, revient avec un nouvel album qui célèbre ses premières amours. Musicien vertueux et atypique, il continue à sa manière peu conventionnelle de jeter les ponts entre les styles et les époques.
À 40 ans, Francesco Tristano déroule un CV long comme le bras et des envies intarissables : on l’a vu ainsi passer du clavier ancien à la musique contemporaine, et de Bach à Carl Craig (figure majeure de la techno de Detroit). En solo derrière son piano ou au sein du trio Aufgang, auprès du label électronique InFiné comme sur l’antique Deutsche Grammophon, le musicien, diplômé de la célèbre Juilliard School de New York, est à l’aise dans tous les milieux, faisant du décloisonnement artistique son cheval de bataille, porteur d’œuvres transgenres qu’il souhaite accessibles.
En ce mois de février, il revient avec un 22e album qui a mis du temps à prendre sa forme finale. On Early Music (Sony Classical) n’est pas seulement un hommage au répertoire de la musique ancienne, auquel il revient régulièrement. À sa manière, transgressive, il y apporte une touche de fraîcheur. Modernité, amour et énergie : tels sont les mots qui collent bien à l’ensemble convoqué ici, mélange de ses propres morceaux et d’œuvres de compositeurs de renom, anglais (Orlando Gibbons, John Bull, Peter Philips) et italien (Girolamo Frescobaldi). L’occasion d’aborder avec lui le sens du groove, le concept d’«heure dorée», la crise sanitaire et son Luxembourg natal. Sans oublier le côté «funky» de partitions vieilles de 500 ans. Tout un programme!
Avec On Early Music, vous opérez un retour aux fondamentaux. Pourquoi ce besoin ?
Francesco Tristano : La musique ancienne m’habite depuis toujours. À la maison, ma mère en écoutait beaucoup. J’ai ensuite découvert les enregistrements de Glenn Gould, fait des études de clavecin aux États-Unis… Autant d’expériences qui m’ont connecté avec ce répertoire, qui ne me lâche pas. Les morceaux d’Orlando Gibbons, je les joue depuis plus de vingt ans! Là, j’ai pioché dans mes pièces préférées. J’en ai ressenti le besoin. Le moment était venu de faire de la musique ancienne, même si, au final, je n’ai pas réussi totalement à le faire…
C’est vrai que vous y greffez cinq compositions originales. Pourquoi ce changement de cap ?
À la base, l’album devait s’appeler Early Music, dont les premiers enregistrements remontent à novembre 2019, à Tokyo. Tout était, pour ainsi dire, en boîte. Mais le monde a pris une tournure folle. Je me suis retrouvé confiné à Barcelone, bloqué à la maison pendant 48 jours. C’est plus tard que le disque est devenu On Early Music : il fallait que je le mette en contexte avec mon époque, cette période dingue.
C’est là qu’est arrivé ce concept d’heure dorée, en référence aux premières lumières de la journée, source d’inspiration pour d’innombrables artistes à travers les âges. Et pour vous aussi. Expliquez-nous cela.
J’aime courir et durant cette longue période de privation, ça m’a manqué. Dès la fin du confinement, au premier jour, j’ai pris mes baskets et je suis parti. J’avais besoin de retrouver cette sensation, cet effort, redécouvrir le paysage du haut de la colline… Les premières lueurs du soleil m’ont bouleversé. Il y avait tant d’énergie là-dedans. J’ai trouvé un parallèle avec la musique ancienne qui a quelque chose, elle aussi, de vivifiant.
Concrètement, comment, en musique, cette heure dorée se révèle-t-elle ?
C’est un moment particulier, fugace, d’une dizaine de minutes tout au plus. Mais suffisant pour que ça change tout. Les sens partent… dans tous les sens! Cette sensation, pour mieux la définir, je la retrouve par exemple dans Fantasy in D de Peter Philips (morceau présent dans le disque). Il est court, à peine deux minutes et demie, mais la narration est dense et la musique avance à grands pas. Parfois, dans le répertoire de musique ancienne, à la fin d’une œuvre, on observe un chaos, un changement harmonique majeur, une transformation ou un résumé, en mode rapide, de la partition, suivi d’un moment de calme. C’est à la fois la fin et un nouveau départ – comme le cycle de la vie.
Porté par cette nouvelle idée, vous avez donc retravaillé l’album, pourtant quasi fini…
Oui. Je suis reparti en studio, cinq jours durant au théâtre de La Scala à Paris, alors en plein confinement. J’étais seul avec mon ingénieur du son, François Baurin, dans une grande salle, avec trois radiateurs d’appoint, car il faisait un froid terrible! Je voulais toujours que le disque affirme ma relation avec ce répertoire, qu’il soit fidèle, mais il fallait quelque chose de plus. Je me suis donc mis à composer mes propres pièces baroques et « remixer » certains des morceaux déjà enregistrés – à travers des techniques de production actuelles. Au final, après deux longues années, j’avais deux albums sous la main! C’est un temps de maturation peu habituel pour moi qui ai l’habitude de faire mes albums rapidement, pour capter un moment précis. Mais comme le monde avait changé, le processus aussi.
Il y a un mot qui revient aussi souvent chez vous : le groove. Expliquez-nous ce que ça implique dans vos réinterprétations.
Le groove est difficile à définir : ça tient à l’espace entre les rythmes, aux silences. C’est une science inexacte! Pour moi, il y a derrière ça quelque chose de primaire. Regardez les enfants : ils commencent à danser avant même de parler. C’est inné, comme un vieux rituel autour d’un feu, pas loin de la transe, de l’idée de fête. C’est extrêmement présent dans la musique ancienne : parmi les chansons que j’ai enregistrées, il y des musiques de troubadours : des types qui venaient en costume, avec des masques et des histoires, pour s’amuser et faire plaisir. C’est du pur divertissement !
La musique ancienne n’a rien d’élitiste. Elle n’est pas destinée aux nerds !
Selon vous, donc, la musique ancienne peut être funky…
(Il rit) Mais oui! Cette musique n’a rien d’élitiste. Elle n’est pas destinée aux nerds! Attention, je respecte cette sensibilité pour l’Histoire, la passion pour les instruments anciens, mais je ne suis pas comme ça. J’aime plutôt son côté frais, accessible. C’est dans son ADN! Quand je fais une version des Quattro Correnti de Frescobaldi en y ajoutant des percussions qui viennent du piano même, c’est juste accentuer ce qui est déjà là. Dans ce sens, la musique électronique n’a rien de récent, en tout cas, à hauteur des sensations qu’elle véhicule. Ça nous accompagne depuis des millénaires.
Est-ce pour cette raison que vous ne faites pas de distinction entre musique populaire et musique savante ?
C’est ça la liberté d’être musicien! Et tout ça, finalement, n’est pas très important. J’ai donné l’album à des amis dont l’analyse compte. Certains m’ont dit : « on se perd entre tes compositions et les versions originales! ». C’est exactement ce que je recherchais : faire un album où les frontières s’effacent. Il n’y a alors plus besoin de vouloir mettre une étiquette, de savoir si c’est de la musique ancienne, populaire, intellectuelle… Il n’existe qu’une seule musique, libre et sans limites géographique ou stylistique.
Est-ce le fil rouge qui articule toute votre carrière ?
Certainement. Les frontières n’existent que dans la tête de ceux qui veulent les voir! Dans une musique ancienne, je peux ressentir la même pulsation que dans un morceau techno, alors qu’on la présente comme un truc poussiéreux, vieux jeu, sérieux! D’où l’idée de la mettre sous une lumière contemporaine. C’est le défi d’On Early Music : sortir la musique ancienne de son tiroir gardé depuis des siècles par des spécialistes barbus… J’ai envie d’aller à l’encontre des préjugés, que des jeunes découvrent cette musique, composée il y a un demi-millénaire. Après, c’est vrai, il est plutôt rare d’écouter Frescobaldi au petit-déjeuner!
Est-ce une mission pour vous que de remettre à jour cette musique, dont on a perdu le contrôle et le sens ?
Le terme est fort : je ne suis que musicien, pas missionnaire! Si j’arrive à communiquer, de manière différente, mon amour pour la musique ancienne, ce sera une réussite. Surtout que par essence, je ne peux faire que de la musique de mon époque! Une fois encore, je respecte ceux qui y consacrent leur vie, compilent les données… Mais moi, c’est la liberté qui m’anime. Et j’ai quand même la prétention de croire que je ne fais pas n’importe quoi non plus (il rit).
Vous abordez le répertoire comme un vaste terrain de jeu. En ce sens, Girolamo Frescobaldi est important : dès le XVIIe, il insistait sur cette liberté d’approche, avec notamment des partitions ouvertes…
C’est un monument du répertoire ! En effet, il a écrit des préfaces : « voilà, si vous aimez ce passage, répétez-le autant de fois que vous voulez, si un autre vous déplaît, enlevez-le »… C’est tout le contraire de l’autorité : il invite l’interprète à partager la composition, à faire ses choix… John Cage était un peu comme ça, avec sa volonté supplémentaire d’inclure le public, l’environnement… Entre lui et Frescobaldi, on trouve beaucoup de compositeurs-divas, des personnages qui ont une haute estime d’eux-mêmes, qui donnent de l’importance au poids de la création. Moi, ça ne me parle pas.
Comment avez-vous vécu le manque de scène ?
Mal! Être sur scène, c’est une émotion forte, une adrénaline qui monte dès la préparation en coulisses. Une plénitude ou une sérénité aussi, a postériori. Cette crise a laissé un grand vide émotionnel : je suis passé de cent concerts par an à une vingtaine. Après, l’humain est flexible. Moi, j’ai mis un peu de temps à m’y faire, même si ce n’est pas encore réglé : on fait toujours un pas en avant pour deux en arrière. Mais je suis impatient d’un retour à la normalité. Enfin, pour peu que ça ait encore du sens…
C’est à-dire ?
Aller chaque année cinq fois en Asie pour un ou deux concerts, est-ce normal? Pas sûr… Aujourd’hui, les voyages, les aéroports, ça ne me manque pas. D’ailleurs, plus le temps avance, plus c’est désagréable d’y repenser, sans parler des conséquences écologiques d’un tel mode de vie. J’ai désormais une autre vision du métier. La vie, ça n’est pas forcément la carrière, mais plutôt le plaisir des choses simples, loin du stress et des sollicitations permanentes. C’est ce qui nous permet de survivre. C’est pourquoi je vois cette période comme un défi! Et je suis curieux de l’après.
Ça vous fait quoi d’entendre que la culture n’est pas un bien essentiel ?
Déjà, moi, la culture me fait vivre ! Et si je n’ai pas de stimulus intellectuels, je dépéris. D’accord, avoir un supermarché, c’est une chose essentielle, mais en quoi aller à un concert ne l’est pas ? C’est dérangeant… Il faut manger, c’est certain, mais on a tous besoin de musique, de cinéma. Il faut arrêter de penser le contraire !
Vous retournez, si tout va bien, à l’Arsenal de Metz en mai prochain. C’est une salle qui compte pour vous, non?
J’adore cette salle, son acoustique, son côté boîte à chaussures… J’y ai de beaux souvenirs de jeu et j’y ai entendu des concerts que je n’oublierai jamais. J’y ai enregistré plusieurs projets qui comptent, dont mon premier album en 2000, les concertos de Bach aussi… J’ai hâte de la retrouver. Croisons alors les doigts!
Et la Philharmonie du Luxembourg ?
Bien sûr ! Au Luxembourg, la Philharmonie constitue un avant et un après culturel. Évidemment, il y avait déjà de belles salles, mais là, on parle de quelque chose d’une autre dimension. J’y joue régulièrement, j’ai enregistré sur place Piano Circle Songs (2017) et on m’y accueille pour On Early Music en novembre. Ça va de soi : en tant que Luxembourgeois, la Philharmonie fait partie de ces lieux qui marquent.
Le Luxembourg est et restera le lieu de mon enfance, là où tout s’est construit
Depuis de longues années, vous passez votre vie entre Paris, Barcelone, Hambourg, Tokyo, New York… Quelle place tient encore le Luxembourg ?
C’est – et ça restera – le lieu de mon enfance, là où tout s’est construit. Même si les expériences nourrissent, je pense que beaucoup de choses se mettent en place dès les premières années de la vie. Et c’est ici que je les ai passées. C’est vrai, on ne choisit pas l’endroit où l’on naît, mais dans ce sens, je me considère comme chanceux. Bon, les jolis levers de soleil sont peu nombreux, mais il y a d’autres avantages (il rit). On ne peut pas tout avoir !
Vous sentez-vous dans la peau d’un exemple à suivre, qui prouve qu’être né dans un si petit pays n’empêche pas un rayonnement à l’international ?
L’art ne connaît pas de frontières, mais si je peux être l’un des artistes qui rayonnent à l’étranger, tant mieux! Surtout que l’on n’est jamais prophète dans son pays. L’important, c’est qu’il n’est pas statique, se développe, entre un Conservatoire qui fait parler de lui et une scène d’un niveau mondial. Il va toujours plus loin. C’est beau à voir.
Pour conclure, vous avez bénéficié de la bourse « Global Project Grant 2022 », une enveloppe de 25 000 euros offerte par Kultur | lx, qui vise à soutenir un artiste dans le développement d’un projet ambitieux (NDLR : une aide à la promotion et à la diffusion dont ont aussi bénéficié Francis of Delirium et Claire Parsons). Pour un artiste confirmé comme vous, ça se justifie ?
En effet, je ne m’y attendais pas, car je ne suis plus un artiste tout jeune. Mais entre l’absence de tournées et la complexité de promouvoir un album, c’est une bouffée d’air frais! Aujourd’hui, même quand on est chez Sony, on se retrouve souvent seul à faire tout. On doit tout initier, alors qu’il y a une dizaine d’années, le label s’en occupait. Du coup, là, j’ai une équipe derrière moi et je peux me concentrer sur mon métier. Je ne suis pas « community manager », mais musicien! Et j’ai bien l’intention que de nouvelles oreilles s’intéressent à ce projet.