Avec Fracassés, cette figure emblématique du slam et de la poésie britannique dresse le portrait de jeunes adultes à la dérive qui, aux Capucins, prennent la parole et racontent leurs sentiments à vif, dans une forme multiple.
En 2014, au festival Food For Your Senses, le Luxembourg découvrait sous un chapiteau en feu un petit bout de femme incandescent, au flow et aux mots taillés dans le bitume, ressuscitant l’esprit du grand Gil Scott-Heron, pionnier du «spoken word». Depuis, ses écrits, comme ses albums, tous enracinés dans la réalité morose d’un libéralisme aveugle et dévastateur, sont adoubés, primés. Alors qu’il y est souvent question d’identités mises sous l’éteignoir, suffocantes, elle en a profité pour affirmer la sienne : en optant pour la non-binarité, Tempest a en effet récemment décidé de n’être plus Kate mais Kae. Mais si son prénom a perdu une lettre, sa voix, elle, demeure intacte.
On la retrouve cette semaine, toujours singulière, au théâtre des Capucins où est reprise la pièce Fracassés (Wasted en VO, créée en 2013). Sur scène, les mêmes figures désemparées qui traversent et hantent ses écrits. Celles d’une Angleterre obsédée par la croissance, délaissant alors toute une jeunesse qui, difficilement, cherche à ouvrir une lucarne de soleil dans un brouillard de plus en plus tenace. Il y a là Danny, Charlotte et Ted, issus des quartiers populaires, qui arrivent au tiers de leur vie avec cette question obsédante, que le mirage des fêtes et des drogues n’apaise pas : comment continuer d’avancer, et surtout, à quoi bon ? Entre lutte et renoncement, l’équilibre est fragile et la dérive facile.
«Avoir cet âge-là, c’est un vrai tournant !»
C’est Aude-Laurence Biver – signant là sa quatrième mise en scène en un an (après Marguerites, Le Mensonge et Moi, je suis Rosa !) – qui se saisit du morceau, toujours à sa manière. D’abord en accumulant les documents, comme lorsqu’elle sort de son sac deux de ses lectures récentes : La Jeunesse sacrifiée de Tom Chevalier et Patricia Loncle, et La Fracture de Frédéric Dabi, livre-enquête dont elle lit aussitôt un extrait : «En février 2021, seulement 47 % des 18-30 ans affirment que vivre à l’époque actuelle constitue une chance. En 1999, ils étaient 83 % à le penser.» Ensuite, en s’épaulant de spécialistes, comme elle l’a fait ici avec notamment le soutien d’un médecin addictologue et d’une psychologue.
Lire par ailleurs ⇒ [Théâtre] Lady Rosa parle après vingt ans de silence
Cherchant, avec honnêteté, à s’approcher au plus près du réel – particulièrement avec ce genre de sujet brûlant –, elle donne logiquement la parole à trois jeunes comédiens, aux aspirations plus ou moins identiques que leurs alter ego scéniques. Soit Charles Segard-Noirclère, 27 ans, Benjamin Zana, 33 ans, et Nina Hazotte Maggipinto, bientôt 25 ans. «Avoir cet âge-là, c’est un vrai tournant, une étape importante !», martèle la metteur en scène. Chez les intéressés, les avis divergent : le premier se dit «curieux de ce manque de foi en l’avenir et en soi», tandis que le second évoque une pièce qui fait «écho» à son vécu : «Je comprends ces personnages sans horizon, que la société oppresse», précisant avoir côtoyé de près «le désœuvrement» lorsqu’il habitait en banlieue parisienne.
«Soyez fidèles à vos désirs !»
La troisième, elle, s’attache déjà à trouver des solutions, calée sur les sentiments de sa «jumelle», Charlotte : «C’est certain qu’on a du mal à avancer et que les politiques ne vont pas nous aider dans ce sens. D’où la nécessité de faire attention aux gens qui nous entourent. Face à un avenir sombre, ce sont ces liens qu’il faut défendre et construire», explique-t-elle, évoquant ces moments de lâcher-prise dans la pièce et ces fêtes façon «rave party» qui offrent des «expériences de vie collective», un peu comme le découvre Ewan McGregor sur la musique d’Underworld dans Trainspotting.
Car s’il est bien question de cœurs chagrins, d’esprits en berne et d’illusions perdues, l’œuvre de Kae Tempest évite le cynisme trop facile (et sclérosant) en allant vers la lumière avec ce message, chevillé au corps : «Soyez fidèles à vos désirs !». «Il est beaucoup question d’espoir», confirme la jeune comédienne. Face aux crises multiples (écologique, sanitaire, sociale…), Fracassés ne se résigne pas, comme toute l’équipe d’ailleurs. Chacun, à son tour, évoque alors sa soif d’un monde meilleur. En ne sacrifiant pas «ses rêves» au détriment d’un «bullshit job» (un métier à la con selon la définition de l’anthropologue David Graeber) pour Christine Muller, assistante à la mise en scène. Mais aussi, pêle-mêle, en redistribuant mieux les richesses, en privilégiant l’écoute et la collectivité, en renouant avec le sol et la nature…
«Il faut tout restructurer !», s’emporte même Benjamin Zana. En réponse à sa fougue, la pièce elle-même se construit dans une forme assez originale, qui apporte du dynamisme et évite justement un «pessimisme» mal venu, dixit Aude-Laurence Biver. Voix intérieures, dialogues, musique, danse, partitions chorales (en français et en anglais) et slams s’entremêlent, s’alimentent, se répondent et créent une synergie, «un peu comme dans la tragédie antique», conclut Charles Segard-Noirclère. Avec, en arrière-fond, un morceau de rap qui claque.
La pièce
Comment continuer d’avancer et renouer avec ses rêves ? Danny, Charlotte et Ted, jeunes trentenaires, s’enlisent toujours un peu plus dans le quotidien morne d’une existence étriquée. Le jour de l’anniversaire de la mort de leur ami Tony, survenue dix ans plus tôt, ils décident de reprendre leurs vies en main et de se donner un nouvel élan…
Théâtre des Capucins – Luxembourg. Première mercredi à 20 h. Jusqu’au 11 février.