L’auteure française Sofia Aouine est actuellement en résidence à la Kulturfabrik pour l’écriture de son deuxième roman. Elle raconte les grands thèmes qui habitent son œuvre encore naissante et sa relation avec le Luxembourg.
À la rentrée littéraire de septembre 2019, son premier roman, Rhapsodie des oubliés, avait fait sensation. Chronique turbulente et poétique de la vie dans le quartier populaire de la Goutte-d’Or à Paris vue à travers le regard d’un enfant à peine entré dans l’adolescence, le livre de l’auteure française Sofia Aouine, récompensé par le prix de Flore, partage aussi son histoire loin de Barbès, au Luxembourg. Après une résidence pendant l’écriture de ce premier livre, en 2018, au château de Bourglinster, l’écrivaine, actuellement en plein «saut du parachute du deuxième livre», est en résidence depuis le 10 janvier, et jusqu’au 28 janvier, à la Kulturfabrik d’Esch-sur-Alzette, autre lieu de culture au Luxembourg qui lui est cher. Rencontre.
Après y avoir lu à plusieurs occasions des textes en cours d’écriture, vous revenez à la Kulturfabrik pour une résidence littéraire. C’est une histoire qui dure…
Sofia Aouine : Ma venue ici relève un peu du hasard, cette résidence s’est faite au pied levé. Je suis dans les derniers instants d’écriture de mon deuxième roman, qui sortira lors de la prochaine rentrée littéraire. C’est pour moi une période assez intense, où j’ai besoin d’un endroit pour écrire. Étant donné que j’avais été invitée à la soirée Word in Progress (NDLR : en décembre), trois ans après y avoir commencé mon partenariat avec la KuFa, je me suis dit que ça pourrait être intéressant de revenir ici, en plein cœur de cet ancien bassin minier, qui a une énergie particulière. Avec la KuFa, il y a eu une belle rencontre, celle d’un endroit dans une ville populaire, comme peut l’être le quartier de mon premier roman. J’aime ces lieux qui ont vécu des moments de faste et qui ont aussi connu la fin de l’industrialisation, le mélange de l’immigration, les brassages culturel et social… C’est un endroit intéressant, et peut-être que dans un futur proche, pour le troisième livre, j’écrirai un chapitre sur le Luxembourg. J’en ai envie, mais cela nécessite d’y rester plus longtemps.
Quand on écrit, où que l’on soit, il est toujours important de regarder la vie
Le quartier de la Goutte-d’Or, où se déroule votre premier roman, est aussi celui où vous habitez. Vous en éloigner a-t-il fait remonter chez vous des souvenirs perdus, retrouver des situations du quotidien que vous ne remarquiez plus ?
Au moment de Rhapsodie des oubliés, j’ai fait ma première résidence au château de Bourglinster, soit un endroit qui date du Moyen Âge, qui n’a rien à voir avec ce que je suis. Mais l’écart social et culturel, c’est aussi l’histoire de ma vie : au lycée, j’allais à l’école près du jardin du Luxembourg et je vivais en Seine-Saint-Denis, dans un foyer de placement pour enfants en difficulté. J’avais un pied à la fois dans la haute bourgeoisie parisienne et dans l’histoire des enfants en souffrance. Plus tard, il y a eu le prix de Flore, le prix littéraire germanopratin par excellence, moi qui écris sur un quartier populaire et sur le Paris de la rive droite…
Mon premier roman, c’était l’histoire d’un territoire dans un autre territoire, mais écrire sur Barbès, c’était aussi écrire sur la vie que je voyais devant mes yeux. Depuis la fenêtre de ma résidence au Luxembourg, j’ai vu des mariages, des évènements culturels et artistiques… J’ai même vu passer Emmanuel Macron, aux côtés de Xavier Bettel et du Premier ministre flamand! C’était la vie qui passait en bas de la fenêtre, et quand on écrit, où que l’on soit, il est toujours important de regarder la vie.
Vous êtes en train de terminer votre deuxième roman. Que pouvez-vous nous en dire ?
Comme le premier, il paraîtra aux Éditions de La Martinière début septembre 2022. Son thème sera la génération Z : c’est un roman sur ce que font les algorithmes à notre condition humaine. J’y parle à la fois de l’identité, des algorithmes, de l’amour et de ce que les datas font à une certaine génération.
Êtes-vous une utilisatrice chevronnée des réseaux sociaux ?
Je les ai beaucoup expérimentés, mais comme observatrice. Je ne sortirai pas mes secrets de fabrication, mais je ne danse pas sur TikTok et je ne fais pas de selfies la bouche en cœur sur Instagram (elle rit). Ce qui m’intéresse, c’est l’adolescence, peut-être parce que je suis moi-même une ado attardée ! J’aime observer le monde à travers les vieilles pierres, mais aussi à travers la toile. Ce qui détermine nos vies, aujourd’hui, ce sont des algorithmes envoyés depuis la Silicon Valley ou depuis des fils tirés sous la mer.
Les questions de l’identité et de l’adolescence étaient déjà au cœur du premier roman. Comment ces thèmes ont-ils évolué dans votre œuvre depuis Rhapsodie des oubliés ?
Le premier roman était le roman de l’enfance, celui-ci sera celui de l’adolescence et du début de l’âge adulte. De même, alors que j’écrivais sur l’identité française éclatée, je m’intéresse davantage, dans le deuxième roman, à l’identité française face au monde. Il y a des thèmes récurrents chez les écrivains. Moi, même si je ne suis qu’au début d’une œuvre d’écrivain, je reviens souvent à la mémoire des lieux, aux brassages… Pendant l’écriture de ce deuxième roman, j’ai rencontré des enfants de classes modulaires mais aussi de classes traditionnelles, et j’ai constaté qu’on a tous un peu le même parcours, à la fois dans la présence de l’algorithme et de la data dans nos vies, mais aussi en ce qui concerne les désirs : le premier amour, les désirs d’indépendance, d’affirmation… Le chaos de l’adolescence, c’est ça. Au fond, en littérature, on ne réinvente jamais les choses, mais on continue de tirer un fil qui a été dépeloté depuis Homère jusqu’à aujourd’hui.
Quelle est l’importance d’une résidence littéraire pour un auteur en phase d’écriture qui, par définition, est voué à rester confiné ?
Quand on n’est pas un écrivain avec un bureau uniquement dédié à l’écriture, ou quand on n’a pas les moyens, la résidence permet de pouvoir prendre son temps. Je n’écris pas sur moi ou mes traumas, j’écris sur le monde contemporain. En littérature, on prend le temps de rentrer dans le ventre de la fiction. La résidence permet cela. Dans un petit studio parisien comme le mien, il y a toujours la tentation de regarder ailleurs, de faire autre chose, d’aller sur les réseaux sociaux… Quand on écrit là-dessus, justement, c’est important d’avoir un ailleurs où il n’y a rien. Si seulement je pouvais couper le wifi à la KuFa (elle rit) !
Si j’aime la littérature, c’est parce que c’est le dernier endroit où on peut encore être un petit peu libre
Cet ailleurs, vous le trouvez aussi dans vos rencontres, lors des soirées Word in Progress à la KuFa, par exemple, mais aussi lors d’ateliers d’écriture que vous animez avec les plus jeunes…
Pour moi, qui ai toujours des doutes de me dire écrivain, une soirée comme celle-ci permet d’avoir des regards qui s’éclairent, des sourires en coin ou parfois de l’indifférence. Ça permet de voir ce que les mots qu’on a écrits seul dans son coin peuvent produire chez les autres. C’est une mise en danger qui peut apporter chez l’auteur un effet d’émulation, mais aussi un effet d’autocensure. C’est un moteur intéressant. Quant à l’adolescence, je crois qu’il est toujours important d’avoir un lien avec elle. Depuis la fac, et même pendant l’écriture de Rhapsodie des oubliés, je fais des ateliers d’écriture avec des ados. Mon lien avec l’enfance et l’adolescence se fait surtout à travers la transmission : c’est quelque chose qui me nourrit.
Dans un monde où tout est déterminé par des algorithmes, est-ce que le goût de la rencontre peut encore nous sauver ?
Quand on écrit un livre, on livre un bout de la mémoire d’un monde qui continue de s’écrire. Si je fais de la littérature plutôt qu’être influenceuse, c’est pour cette raison. Un livre, une fois qu’il est écrit, est voué à ne pas mourir. La mémoire du monde, aujourd’hui, s’écrit sur les « stories », mais si cette instantanéité du monde est vouée à quelque chose, c’est à la destruction. Quelle est la durée de vie d’un tweet ? La mémoire des lieux qui m’intéresse, dans mon deuxième roman, c’est celle de l’agora numérique. Je ne veux pas jouer à la vieille passéiste, mais j’ai eu la chance de naître dans un siècle où on pouvait avoir un secret. Aujourd’hui, on ne peut plus le garder : on est devenu esclave de nos propres quinze minutes de gloire. La fiction permet d’interroger cela; si j’aime la littérature, c’est parce que c’est le dernier endroit où on peut encore être un petit peu libre.