Licorice Pizza, de Paul Thomas Anderson. Avec Alana Haim, Cooper Hoffmann, Sean Penn, Bradley Cooper (comédie dramatique, 2 h 13).
Une poignée de minutes à peine avant d’entrer dans ma salle de cinéma habituelle, j’appris au détour d’un tweet, jeudi soir, la disparition du grand Peter Bogdanovich. Une information que je reçus avec beaucoup d’émotion, car il fut un symbole éminent du septième art.
Avec lui, c’est tout un pan de la mémoire cinéphilique qui s’en est allée, lui qui fut l’un des grands critiques américains, prenant les «Jeunes-Turcs» des Cahiers du cinéma pour modèles, avant de suivre leur exemple et de se tourner vers la réalisation.
À la fois figure de proue et homme de l’ombre du «Nouvel Hollywood», Bogdanovich prônait un cinéma hédoniste, libre tant dans la forme que dans le fond, mais profondément – et amoureusement – américain. Une croyance artistique partagée par le plus important des auteurs américains d’aujourd’hui, Paul Thomas Anderson, que Bogdanovich tenait en haute estime (et vice-versa).
Quelque deux heures quinze plus tard, en sortant de Licorice Pizza, le rapprochement est d’autant plus frappant, tant il est manifeste que Paul Thomas Anderson fut inspiré, pour son neuvième film, des grandes œuvres tragicomiques et nostalgiques du «Nouvel Hollywood», en particulier American Graffiti (George Lucas, 1973) et The Last Picture Show (Peter Bogdanovich, 1971).
Un grand film sur l’amour et l’amitié
Anderson, pour sa part, effectue son retour définitif dans la vallée de San Fernando, où le cinéaste est né, a grandi et a tourné trois de ses films les plus significatifs : Boogie Nights (1997), Magnolia (1999) et Punch-Drunk Love (2002). C’est là aussi qu’il signe, aujourd’hui, cet éloge de l’amour, de la jeunesse, de l’amitié et du cinéma.
L’histoire se déroule en 1973 et suit les pérégrinations d’Alana Kane (Alana Haim), jeune femme un peu paumée de 25 ans, qui enchaîne les petits boulots sous-payés pour des patrons pas franchement respectueux, et de Gary Valentine (Cooper Hoffman), acteur adolescent qui cache un cœur pur derrière une bonne couche d’arrogance. Malgré leur différence d’âge de dix ans, les deux jeunes gens vivront cette année-là une grande histoire d’amitié et un amour platonique qui ne va cesser, au fil des hasards de la vie et des rencontres, de les éloigner puis de les rapprocher.
À 51 ans, Paul Thomas Anderson, qui a souvent inséré dans les scénarios de ses films californiens des éléments biographiques ou autobiographiques, livre ici son film le plus personnel et le plus intime. À partir des anecdotes racontées par son ami Gary Goetzman (producteur de cinéma, cofondateur d’une société de production avec Tom Hanks et qui fut, comme Gary Valentine dans le film, enfant acteur avant de se lancer, à l’adolescence, dans le commerce de matelas à eau), Anderson fait un véritable film de «famille et d’amis»; Licorice Pizza, dès lors, ne peut être vu sous une autre lumière que celle-ci, tant elle éblouit chacun de ses plans
S’il est un grand film sur l’amour et l’amitié – où, au contraire de ses autres films californiens, le soleil ne faillit jamais à briller fort –, c’est aussi parce qu’il s’est entouré presque uniquement de proches, depuis les deux protagonistes jusqu’aux apparitions muettes.
Roman visuel tendre, excentrique, hilarant
De tout le cinéma américain, personne d’autre que lui ne porte mieux la qualification d’«auteur»; bien que remarquablement visuels, les récits d’Anderson se développent dans l’éther du temps et de l’espace cinématographiques avec toutes les qualités que possède la littérature américaine postmoderne (à noter que le cinéaste a suivi, à l’université, les cours de littérature donnés par David Foster Wallace, puis a adapté, avec Inherent Vice (2014), le roman homonyme de Thomas Pynchon).
De là à considérer Anderson comme un écrivain frustré, il y a un fossé : l’image et le son sont des composantes essentielles de ses récits. Le cinéma est son moyen d’expression, la caméra son stylo, la pellicule – Anderson tourne exclusivement sur film 35 mm –, sa page blanche. Cela n’a jamais été aussi vrai qu’avec Licorice Pizza, véritable roman visuel à la fois tendre, excentrique, hilarant, dramatique et enrobé d’un réalisme nostalgique qui réchauffe toujours plus le cœur.
Le titre, expression de l’époque pour désigner un disque vinyle – traduction littérale «pizza au réglisse» –, annonce déjà ce retour en arrière, comme si on y était (et qu’Anderson, âgé de trois ans à l’époque, a lui-même à peine connu).
Le prisme de l’insouciance juvénile
Mais c’est avant tout l’amour que porte Paul Thomas Anderson à ses personnages qui constitue le moteur et le fil rouge du film. Les débutants Alana Haim (guitariste du groupe Haim, formé avec ses deux sœurs – elles aussi dans le film –, pour qui Anderson, ami proche de la famille Haim, a tourné plusieurs clips) et Cooper Hoffman (fils et sosie craché de Philip Seymour Hoffman, acteur fétiche d’Anderson) dégagent dès la scène d’ouverture, extraordinaire de simplicité, une présence magnétique. Elle rayonne grâce au naturalisme de son jeu; lui porte dans sa gestuelle et sur son visage de gamin une malice adorable.
Au fil de leur parcours, ils croiseront Jack Holden (Sean Penn), une vieille légende du cinéma (Hollywood est juste de l’autre côté de la colline) qui ne dit jamais non à une bonne cuite avant de faire des cascades à moto; Jon Peters, coiffeur star et compagnon de Barbra Streisand, joué par un Bradley Cooper en roue libre; un homme politique (Benny Safdie) à la vie privée bien mystérieuse; ou encore un propriétaire de restaurant asiatique drôlement raciste…
Paul Thomas Anderson n’est pas historien du cinéma ni historien de Los Angeles. Il est cependant curieux de remarquer que c’est au moment où disparaît l’un des plus fameux d’entre eux qu’Anderson met en place sa propre mythologie, où se rencontrent, dans des lieux ayant réellement existé, des personnages vrais et d’autres inventés, que Peter Bogdanovich aurait probablement adorés.
Chaque élément de Licorice Pizza a un double sens, jusque dans les noms des personnages et les acteurs choisis pour incarner les rôles, rendant hommage à la richesse du cinéma de cette époque dure, minée par la crise du pétrole et le Vietnam, que l’auteur observe à travers le prisme de l’insouciance juvénile, la plus belle forme de poésie.