Cette semaine, Love & Justice, de Grace Victoria (soul, jazz, folk). Label indépendant. Sorti le 1er janvier.
La génération TikTok n’est pas uniquement celle qui s’amuse à faire du play-back sur Lil Nas X, filmer ses adorables animaux de compagnie ou partager de drôles de moments volés sur smartphone. Le réseau social, on le sait peut-être moins, est aussi un bastion important de ceux qui regardent et questionnent le monde actuel à la lumière d’un avenir espéré plus ouvert, plus responsable, plus inclusif.
Grace Victoria est de cette jeunesse, celle que ses détracteurs – souvent des mâles blancs de plus de 50 ans – réduisent aux expressions «OK boomer» et «woke», comme si c’étaient des insultes. Mais la musicienne, armée d’une bonne dose d’humour, prévient : «Si et quand les blancs-becs attaquent / Qu’ils essaient et ils se feront corriger / Je suis née pour contre-attaquer / Maintenant dansez!».
Née en Virginie, où elle a grandi entourée de musiciens – mère pianiste, frère trompettiste… –, Grace Victoria a posé ses valises il y a quelques années à New York, bien décidée à poursuivre, dans le tumulte et la foisonnante diversité culturelle de la grande ville, le destin d’auteure-compositrice-interprète qui lui était réservé.
Sur TikTok, où elle culmine désormais à plus de 150 000 abonnés, elle a commencé comme tout le monde : en chantant les morceaux des autres. Otis Redding, Bill Withers, Childish Gambino… Airs connus.
Surtout, elle utilise le réseau social pour partager des chansons de son cru, dont elle poste de courts extraits d’une minute ou moins, uniquement accompagnée de sa guitare folk. À 21 ans, Grace Victoria D’Haiti, de son nom complet, s’inscrit déjà dans la lignée de ses modèles, apôtres d’une musique populaire et engagée, un régal pour les oreilles et de la nourriture pour le cerveau.
Avec un titre simple et évocateur, Love & Justice, et des chansons qui évoquent les choses du monde à travers le prisme de sa propre identité, on peut rapprocher Grace Victoria de la poétesse Amanda Gorman, révélée au monde lors de l’investiture de Joe Biden, il y a un an, avec sa bouleversante lettre d’espoir The Hill We Climb.
Pour Grace Victoria, le respect n’est pas trop demander. Qu’on refuse de le lui donner, et elle le prendra elle-même
Comme cette dernière, la musicienne est cette «fille noire et mince, descendante d’esclaves»; toutes les deux se posent comme les représentantes d’une Amérique meilleure, où les femmes noires ne seraient plus cibles d’ignorance et d’humiliation. Grace Victoria est claire : pour elle, le respect n’est pas trop demander. Qu’on refuse de le lui donner et elle le prendra elle-même.
Chacun des douze titres de ce premier album – entièrement autoproduit, jusque dans les arrangements, le mixage et le «mastering» – semble être le chapitre d’un grand manifeste dans lequel l’observation du monde qui entoure l’artiste est fine et ses revendications claires.
L’immense qualité de son écriture y est pour beaucoup et se démarque par les sentences, tantôt ironiques, tantôt purement militantes, qui tombent à chaque coin de couplet : «Tu me terrifies / Pourquoi est-ce que je te terrifie?» (Guilty), «Laissez-moi vous raconter ma plus grande peur / Ce n’est pas la peur de mourir / Ça a plutôt à voir avec le fait de vivre» (Let Me Tell You)…
Guilty, pierre angulaire de l’album, est écrit comme une suite de slogans après qu’une sirène de police, dissimulée dans le mix, fait basculer la douce ballade folk vers un jazz piano-voix sombre, mais électrisant. Victoria Grace assène : «Si être noir est mal, je ne veux pas être bien.»
La chanteuse n’a pas peur de dénoncer ouvertement dans ses chansons. Ce n’est pas un hasard si elle ouvre Love & Justice sur Down in Virginia, prêt à devenir son morceau emblématique, une bossa-nova joliment menée qui oppose ses propres expériences du racisme dans son État natal et l’absurdité de ce qu’elle a pu entendre à New York ou dans d’autres endroits réputés progressistes du nord du pays, où l’on est persuadé que le racisme est une chose du passé.
Tout l’album est ainsi placé sous le signe de l’expérience personnelle, individuelle et permet à l’artiste de se détacher ponctuellement des thèmes militants en parlant d’amour (Perhaps), de religion (You), d’insécurité quant au futur (Let Me Tell You, chanté d’abord dans une version acoustique, immédiatement suivie d’une géniale reprise version salsa)…
Grace Victoria a beau être encore entre deux âges, au vu de la richesse de sa musique et du talent qui éclate dans chacun de ses textes, elle a déjà tout d’une grande!