Une année «kolossal» pour les grands noms du rap et du R’nB outre-Atlantique? À en croire les monuments érigés par Kanye West (Donda, 1 h 50 pour la version originale, 2 h 10 pour la version «deluxe»), Drake (Certified Lover Boy, 1 h 26… en trop), Tyler, the Creator et Nas (Call Me If You Get Lost et King’s Disease II, qui culminent tous deux juste en dessous de l’heure), 2021 était ce «momentum» où même les artistes les plus scrutés de la planète se sont laissés aller à des formes libres, tantôt introspectives, tantôt spirituelles, que la frustration causée par la pandémie a, du moins en partie, enrichies. Un an après Alicia, album énergique et astucieux qui distillait un message d’urgence politique tout en explorant de nouveaux chemins musicaux, Alicia Keys rejoint le mouvement avec Keys, suite logique en forme de «double album concept».
L’auteure-compositrice-interprète n’a jamais revendiqué sa place sur un trône; c’est naturellement qu’il lui est revenu de droit, tant grâce à sa voix sensible et instinctive qu’à l’indépendance artistique et le contrôle créatif total pour lesquels elle s’est battue dès l’âge de 15 ans, lorsqu’elle a signé chez la major Columbia. L’année 2021 a aussi marqué, pour elle, les vingt ans de son couronnement – sacre immédiatement intervenu après la sortie de son premier album désormais classique, Songs in A Minor (2001) –, un anniversaire qu’elle aurait sans doute aimé fêter lors d’une tournée mondiale – la première en près de dix ans – par deux fois reportée. Qu’à cela ne tienne : Keys vient à point nommé en lieu et place de la série de concerts désormais prévue pour 2022, et offre un regard à la fois sur le passé et le futur de l’artiste.
Tandis qu’Alicia était un virage ou une exception (les théories divergent) à la simplicité piano-voix que la contralto déclinait au fil de ses sept albums, Keys, le huitième, remet les pendules à l’heure, et en deux temps. La première galette, en version «Originals», est décrite par l’intéressée elle-même comme «un retour aux sources», pratiquement un flash-back d’il y a vingt ans, piloté par Plentiful, le titre d’ouverture. Une introduction romantique au piano infuse puis s’efface pour laisser résonner un sample de hip-hop «old school». La chanteuse s’échauffe avant d’ouvrir grand les portes d’un monde familier au parfum de nostalgie. Piano et voix sont les composantes fondamentales de son art, et la première moitié de l’album, entièrement produite par la seule Alicia Keys, vogue sur les eaux de l’émotion, de la subtilité et de l’excellence.
Piano, voix et remixes : Alicia Keys, loin d’être limitée dans ses possibilités sonores, s’engouffre dans bien des directions
Tout cela va de pair avec la simplicité de l’instrumentation, qui, loin de limiter l’artiste dans ses possibilités sonores, l’amène à s’engouffrer dans bien des directions. La soul est dépouillée (Old Memories, Like Water) ou dense (Dead End Road), le jazz vocal (extraordinaire Is It Insane), la ballade en solo (Daffodils) ou en duo (Paper Flowers, avec Brandi Carlile), jusqu’aux arrangements rap et R’nB qui confèrent à Billions ou Skydive une profondeur unique, faisant même sonner le titre Nat King Cole comme une chanson taillée pour un James Bond (exercice auquel s’est prêtée Alicia Keys bien avant Adele et Billie Eilish, qui la citent toutes deux comme influence majeure). Rien ici n’est très nouveau, mais tout est sublime… et il reste encore la moitié de la route à parcourir.
Les douze titres qui composent l’autre moitié de Keys sont réunis en version «Unlocked» («déverrouillée»). Soit dix «Originals» entièrement retravaillés et remixés par Alicia Keys et le producteur de génie Mike Will Made It, auxquels le duo ajoute deux autres productions, le très doux LALA et Come for Me, aux saveurs de fin d’été. On laissera chacun décider, après un ou moult allers-retours, quelle version est à préférer entre les «Originals» et les «Unlocked», mais force est de constater que la réussite de l’entreprise est grande. Ainsi, Only You, Skydive et Billions se transforment en incroyables titres dance quand les fantômes de Portishead et des grandes voix du jazz survolent le reste des remixes. Si l’on croyait entendre un jour que tout le spectre des capacités créatives et du savoir-faire d’Alicia Keys tiendrait sur un double album…
Valentin Maniglia
Sorti le 10 décembre
Label RCA
Genre R’nB / soul