Dans Le Testament de Marie, Valérie Bodson joue l’une des femmes les plus célèbres au monde, celle qui a vu son fils supplicié sur la croix. La comédienne raconte ce rôle singulier, avant de l’incarner samedi sur la scène du TNL. Entretien.
Elle s’appelle Marie de Nazareth. Bouleversée, meurtrie dans sa chair par la mort de son fils qu’elle n’a pas pu sauver, elle raconte ses souvenirs, pour la première et dernière fois. L’auteur irlandais Colm Tóibín lui donne la parole, avec des mots de tous les jours. Ce simple geste opère un renversement fondamental : l’Histoire perd sa majuscule. On entend alors le récit d’une mère en exil, surveillée par ceux qui tiennent à préserver saintement la mémoire de son fils. Une femme qui, en des temps troublés, lutte de toutes ses forces pour faire entendre la vérité. Sa vérité.
Valérie Bodson (vue dernièrement dans Le Dieu du carnage) termine l’année avec un rôle d’importance : celui d’une femme iconique qui révèle sa propre humanité, fragile. Pour faire vivre ce texte, elle s’appuie sur Frank Feitler, ancien directeur du Grand Théâtre qui, après Lenz, porte une nouvelle fois un monologue sur la scène du TNL. Confidences de la comédienne qui, au-delà de la religion, parle de la femme, du rapport mère-enfant et d’histoires douloureuses, impossibles à jouer.
Quelle vision aviez-vous du personnage de Marie ?
Valérie Bodson : Je ne suis pas croyante, mais quelqu’un qui est dans le respect. Il y a cette phrase de Voltaire qui dit : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Ça me va bien ! La religion doit être quelque chose de personnel, d’intime. Dans ce sens, Marie n’a pas une si grande signification pour moi. C’est avant tout une femme et une mère !
On a envie de la prendre par la main, de l’accompagner, d’être là pour elle
Est-ce toutefois, par rapport à son statut iconique, un personnage que l’on craint d’incarner en tant que comédienne ?
C’est évident. Il y a toujours une forme de responsabilité de jouer une telle figure, qui représente beaucoup de choses pour certaines personnes. Au début, oui, je l’ai craint, et aujourd’hui, je l’aime… Désormais, je ne suis plus seule sur scène : Marie est là en permanence. C’est une femme réservée, timide, dévastée par ce qu’elle a vécu. On a envie de la prendre par la main, de l’accompagner, d’être là pour elle.
Est-ce un rôle féminin différent des autres ?
(Elle réfléchit) C’est compliqué. J’aurais tendance à dire que chez elle, au vu de ce qu’elle a vécu, il n’y a plus de traces de féminité. Elle est cramée, il n’y a plus personne… En tout cas, la comédienne que je suis ne s’appuie pas là-dessus pour jouer. Parallèlement, elle a encore toute sa tête, de l’humour et, à travers son histoire, elle a des réminiscences de bonheur. À ces moments-là, très jolis, elle redevient femme.
Dans Le Testament de Marie, son auteur, justement, en fait une femme comme les autres. Cela vous a-t-il rassurée ?
C’est plus facile à aborder ! C’est une femme chez elle, embêtée par deux mecs qui n’arrêtent pas de lui poser des questions. Elle râle, les engueule, raconte son histoire avec des phases assez simples. Bref, c’est concret et donc rassurant ! Bon, parfois, ce côté banal, ordinaire, peut peut-être s’avérer dangereux, car il est alors difficile de densifier les propos dans le jeu. Mais en fin de compte, l’écriture de Colm Tóibín installe une telle force tragique que la pièce ne souffre d’aucune platitude.
Tout est provocation avec Frank Feitler, sinon il s’ennuie!
Est-ce facile de se mettre dans la peau d’une femme meurtrie, dévastée ?
Justement, Frank Feitler (le metteur en scène) ne veut pas qu’elle soit comme ça. Il l’imagine droite, digne. Des fois, en répétition, quand je m’effondre, m’affaisse, il me dit « droite ! » (elle rit). Frank Hoffmann (NDLR : directeur du TNL), lui, connaît ma capacité pour la tragédie. Il lui a dit : « mais pourquoi elle ne joue pas ! ». Ce sont deux cas d’école : d’un côté, la pudeur anglaise et, de l’autre, un extraverti allemand ! Marie, d’une certaine manière, est entre les deux. Personnellement, j’ai envie qu’elle réagisse, car une heure et quart à se retenir, est-ce suffisamment théâtral ?
Monter une pièce foncièrement laïque au Luxembourg à deux semaines de Noël, c’est un peu provocateur, non ?
(Elle rit) Tout est provocation avec Frank Feitler, sinon il s’ennuie ! Ici, il règle clairement ses comptes avec la religion. Pour lui, Marie dit la vérité et non une vérité. Il est comme ça. On sent chez lui quelque chose qui bout à l’intérieur. À travers ses pièces, il ne fait jamais semblant. Il a besoin de ça !
Travailler avec lui, c’est comment ?
Ce n’est pas facile ! Je l’ai rencontré il y a plus de vingt ans : je jouais alors un petit rôle dans un Feydeau au théâtre des Capucins. Et depuis, plus rien ! C’est incroyable, non ? Le Luxembourg n’est pas si petit que ça, finalement. En tout cas, je n’ai pas eu de souci avec son caractère… volcanique !
La Bible ne donne pas beaucoup la parole aux femmes. Ça aussi, ça vous motivait ?
Je ne suis pas féministe au sens d’aller trop loin et de faire les mêmes erreurs que les hommes… Je suis pour une libéralisation de la parole, de toute part. Marie, dans cette pièce, le fait. Il y a une très belle phrase que j’adore et qui affirme : « Il n’y a pas de vérité, mais que des histoires ! ». On est clairement là-dedans. Et puis, cette femme est magnifique : elle n’est qu’amour et empathie. C’est juste une mère qui ne comprend pas ce qui est arrivé à son fils et qui aurait aimé le protéger, sans y être arrivée.
Justement, cette relation mère-fils, est-ce parlant pour vous ?
J’ai un garçon, Jules, de 25 ans. Et Frank, quand il m’a proposé cette pièce, s’est clairement tourné vers la maman que je suis. Étant très maternelle, je n’ai quasiment pas besoin de jouer. Je me souviens de tout : sa naissance comme son départ de la maison. Je le vois encore partir pour Bruxelles avec son sac sur l’épaule. J’entends encore le bruit de la porte qui se ferme derrière lui…
En tant qu’actrice, est-il difficile de prendre de la distance avec ces sentiments qui nous construisent ?
C’est certain. Là, avec cette pièce, je ne peux pas penser à mon propre fils, sinon, je ne monte même pas sur le plateau. Pour moi, il y a des choses injouables : voir son enfant crucifier sur une croix, se sentir impuissante et partir, c’est juste impossible ! On m’a aussi, par le passé, proposé d’incarner des femmes violées. Par deux fois, j’ai refusé. C’est trop fort, ça m’arrache le cœur…
L’écriture de Colm Tóibín est-elle facile à mettre en bouche ?
À mettre en bouche, oui. Marie fait des phrases simples, avec certes quelques envolées lyriques parfois. Mais c’est sa pensée, assez intellectuelle, qui est difficile à saisir. C’est ambivalent : elle a un côté à la fois naïf et cérébral. Ça n’a rien d’une évidence.
Le côté intimiste de la pièce favorise-t-il le monologue ?
Disons que c’est un exercice casse-gueule. Pour moi, un récit intimiste n’est pas suffisant en soi. Je lutte d’ailleurs, sur le plateau, pour m’affranchir de ça, à travers le jeu. J’ai dit au metteur en scène avoir l’impression d’exister seulement au-dessus de ma poitrine et à travers ma tête. Pourtant, il faut que ça descende dans mon corps, afin que j’habite la scène entièrement.
Après la mère de Jésus, quel grand rôle féminin y a-t-il encore à faire ?
(Elle rit) Ben, le prochain ! Je joue la mère dans le roman de Nicolas Mathieu, prix Goncourt en 2018 : Leurs enfants après eux. Je n’ai pas encore lu le livre, mais après Le Testament de Marie, je vais deux jours à Paris, tranquille, pour le découvrir. La pièce est prévue pour octobre 2022. C’est Carole Lorang (NDLR : la directrice du théâtre d’Esch) qui me l’a proposée. Elle m’a dit : « C’est un beau personnage, avec un côté sexy. Il est fait pour toi ! ». Je vais voir comment elle me voit !
Entretien avec Grégory Cimatti
La pièce
Marie de Nazareth est au bout de sa vie. Deux visiteurs qui la surveillent l’interrogent pour lui faire dire ce qu’elle n’a pas vu. Ils dressent de son fils un portrait dans lequel elle ne le reconnaît pas et veulent bâtir autour de sa crucifixion une légende qu’elle refuse. Seule à l’écart du monde, dans un lieu protégé, elle tente de s’opposer au mythe que les anciens compagnons de son fils sont en train de forger. Lentement, elle extirpe de sa mémoire le souvenir de cet enfant qu’elle a vu changer continuellement. Dans un long monologue, Marie raconte son fils, qu’elle ne nommera à aucun instant. Elle parle de ses souvenirs, sa souffrance de mère qui a perdu le sommeil de chagrin et de tristesse depuis de nombreuses années. Un récit court mais dense de la douleur d’une mère qui veut à tout prix transmettre la vérité.
TNL – Luxembourg. Première, samedi à 20 h. Jusqu’au 17 décembre.