Nouvelle création de la chorégraphe Sarah Baltzinger, Rouge est une couleur froide fait sa première samedi à Luxembourg. Une pièce qui casse les codes et traverse les disciplines, tout en réfléchissant à la notion de normalité.
«Pour un artiste, il est nécessaire d’être bouleversé.» Pendant que, dans la salle de répétition du Trois C-L, les danseurs et techniciens font une pause pour manger ou peaufiner les derniers détails, Sarah Baltzinger est catégorique : tout travail artistique naît d’un électrochoc. Le dernier en date de la chorégraphe et danseuse, sans doute son plus ambitieux à ce jour, a trouvé ses origines dans une couleur, qui devait ainsi figurer dans le titre : Rouge est une couleur froide. Le rouge, ce n’est pourtant pas le sujet de la pièce, mais une idée qui catalyse toutes les thématiques qui intéressaient Sarah Baltzinger. «Le titre raconte un mensonge plutôt qu’une couleur», affirme-t-elle. «Le rouge, c’est la couleur de l’intime, de l’ambivalence, du pouvoir, de la sexualité, du corps, du sang, du diable… Cette couleur, qui est la plus forte de la gamme chromatique, était très présente dans un projet que j’avais fait, et je suis partie de là pour dévier complètement et interroger d’autres choses, en regardant la thématique à travers le prisme de la normalité.»
Ce week-end, le Centre de création chorégraphique luxembourgeois accueillera donc la création de cette nouvelle pièce, créée avec le compositeur Guillaume Jullien. «Plus qu’une pièce, c’est un objet artistique protéiforme, hybride, qui voyage entre plusieurs dynamiques artistiques : la création chorégraphique, la performance musicale et les arts plastiques», indique l’artiste. Et elle assure que «chaque discipline nourrissait l’autre» : «Nous sommes beaucoup sur le projet et avons travaillé en horizontalité. On avait l’impression d’être dans une explosion de créativité constante, c’était énorme! Je crois que c’est aussi cela qui a formé la pièce, qui lui a donné de la consistance.»
Rouge est une couleur froide tourne autour du thème du double, propose une allégorie de la colère et de la destruction, pour clore le triptyque sur le thème de l’héritage que Sarah Baltzinger a commencé en 2018 avec What Does Not Belong to Us et poursuivi en 2020 avec le solo Don’t You See It Coming, et à travers lequel l’artiste a réfléchi aux enjeux sociaux et culturels d’aujourd’hui. «Des questions comme celle du genre ou de l’identité me touchent particulièrement, ainsi que toute notre génération. Ces questions politiques apparaissent dans Rouge et sont des sources d’inspiration énormes pour interroger la normalité et la distorsion du réel.»
Dans la pièce, on s’empare de sujets assez forts (…) pour interroger le côté « sectarisant » de la société dans laquelle on vit
L’artiste poursuit : «Pour créer, on s’est posé pas mal de questions : qu’est-ce que je cache? Qu’est-ce que je montre de moi? Qu’est-ce que je fabrique? Ces questions résonnent chez chacun : quand on les pose, on voit tout de suite que les gens se mettent à réfléchir (elle rit)! Dans la pièce, on s’empare de sujets assez forts – le genre, le féminisme, la maternité… – pour interroger le côté « sectarisant » de la société dans laquelle on vit.» Ainsi, Rouge est une couleur froide est «une sorte de voyage» : «la pièce commence avec nous, les danseurs et interprètes, puis va évoluer dans un monde très particulier avec beaucoup de grotesque, d’absurde, d’étrangeté.»
En convoquant différentes disciplines sur le même plateau, la chorégraphe et ses collaborateurs ont entamé un long travail de recherche et de réflexion : «Nos recherches ont commencé en janvier, il y a presque un an. Nous avons eu six semaines de résidence, puis six semaines de création au Karukera Ballet, en Guadeloupe, puis au Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape, dirigé par (le chorégraphe israélien) Yuval Pick. C’est là que toutes les recherches que nous avions menées ont pris un sens, sont devenues pertinentes. Là, et grâce à notre travail avec la dramaturge Amandine Truffy, qui était très obsédée par le sens et qui est arrivée à un moment charnière où elle a travaillé avec la matière que nous avions tous créée. Sa collaboration a été fondamentale.» Sarah Baltzinger a continué de travailler sur d’autres projets durant cette année, mais l’engagement intense que demandait Rouge est une couleur froide a aussi eu son impact. «Pendant la période de création, confie-t-elle, j’étais en tournée avec mon solo. Rouge a complètement influencé ma façon de jouer mon solo. J’ai modifié des choses, en ai ajouté et la pièce a changé. Elle a pris une autre dimension.»
Demain soir, Rouge est une couleur froide sera présentée pour la première fois devant un public, la dernière grande composante de la pièce, dont la chorégraphe souligne l’importance. «Il y a un pacte qui est fait avec le public, à la fois en tant que groupe et en tant qu’individus. Quand on est dans un public, on fait partie d’une masse qui vient regarder. C’est très dépersonnalisant. Mais si on essaie de créer une empathie et un rapport individuel, le regard va changer. On crée pour des gens qui regardent, c’est donc dans notre intérêt de susciter quelque chose.» Dans le foisonnement créatif des débuts, Sarah Baltzinger avait d’ailleurs imaginé la pièce dans un espace bifrontal, avec le public réparti en deux groupes assis face à face de chaque côté de la scène. «On voulait que le public se voie double», glisse l’artiste, avant d’opter en définitive pour une scénographie «frontale, mais très en proximité». On sent que Rouge est une couleur froide autorise, voire encourage, son propre changement, sa propre évolution. Ce que confirme Sarah Baltzinger : «On sait que pour la première, la pièce ne sera pas finie. Elle vit de son contexte, de son environnement, des gens qui sont là, de notre état… Il y a tellement de choses vivantes dans cette pièce, certaines très écrites, d’autres que l’on ne peut pas écrire, d’autres encore improvisées… Mais au final, c’est le public qui est le plus gros enjeu.»
Valentin Maniglia
Rouge est une couleur froide, de Sarah Baltzinger et Guillaume Jullien. Samedi à 19 h. Dimanche à 16 h. Trois C-L – Luxembourg.