Manque de formation, pénurie de professionnels, délais à rallonge pour un diagnostic, parents sous pression : le Luxembourg serait-il le cancre de l’inclusion scolaire ?
Trois ans après l’entrée en vigueur de la loi qui a réformé l’éducation différenciée, et alors que ce 3 décembre marque la journée internationale des Personnes handicapées, nous avons voulu savoir si ce nouveau système a tenu ses promesses ou si l’inclusion scolaire des enfants avec handicap est condamnée à rester un vœu pieux.
Parents, personnels éducatifs et associations brossent un portrait bien sombre du fonctionnement des institutions et services censés améliorer la situation de ces enfants à besoins spécifiques et les accompagner pour réussir leur scolarité – on parle ici d’enfants avec un retard de développement, un trouble du spectre autistique, des difficultés socio-émotionnelles ou encore un déficit d’attention, et qui ont besoin d’aménagements individualisés.
Le Grand-Duché épinglé par les Nations unies
Des manquements graves, épinglés à plusieurs reprises par le Comité des droits de l’enfant des Nations unies dans ses derniers avis concernant le Luxembourg, mais qui ne semblent pas être pris en compte pour autant : dans ses observations datées de juin dernier, le comité se dit, en effet, «préoccupé» par le fait que le plan d’action national 2019-2024 pour la mise en œuvre des droits des personnes handicapées «ne propose aucune mesure concernant l’inclusion dans l’éducation formelle».
Preuve du caractère hautement sensible de la problématique, la plupart des personnes que nous avons rencontrées ou contactées, parents comme professionnels, ont préféré échanger sous le sceau de l’anonymat. Tous décrivent les mêmes obstacles. D’abord, les écoles fondamentales qui ne sont ni conçues pour favoriser l’inclusion ni outillées pour la garantir. Les bâtiments ne sont pas adaptés et les enseignants «ne disposent pas des ressources suffisantes et se battent souvent seuls», selon Patrick Remakel, président du Syndicat national des enseignants. Les 150 instituteurs spécialisés promis pour 2020 ne sont pas encore là, «mais on avance bien» tente de rassurer Claude Meisch, ministre de l’Éducation nationale, interrogé lors d’une table ronde sur le sujet mardi dernier.
Le message de l’institutrice était clair : mon fils n’avait pas sa place à l’école
Un déficit qui conduit à des situations difficilement acceptables pour les familles : «L’école m’a dit qu’elle n’avait pas les moyens d’aider un enfant comme le mien», raconte cette maman d’un garçon autiste, regrettant qu’on «se focalise uniquement sur ce que l’enfant ne peut pas faire». Cet autre parent dénonce : «En classe, mon fils avait un bureau dans un coin, isolé. L’institutrice nous répétait que lui apprendre l’alphabet était inutile. Le message était clair : notre fils n’avait pas sa place à l’école. Aujourd’hui, il sait écrire. C’est moi qui lui ai appris.»
Leurs enfants sont scolarisés au Centre pour le développement intellectuel, «pot pourri du handicap au Luxembourg», se désolent ces mères de famille, qui évoquent des délais de diagnostic et de prise en charge interminables – parfois plusieurs années – alors qu’on sait l’importance des interventions précoces, notamment dans l’autisme.
Un point noir pour le Comité des droits de l’enfant des Nations unies qui estime qu’il est «urgent de prendre des mesures» et exhorte le Luxembourg à «élaborer une stratégie globale pour l’inclusion des enfants handicapés» ainsi qu’à pallier rapidement «l’insuffisance de formation professionnelle».
«Les gens ne sont pas formés correctement»
«La formation est un problème global», confirme ce professionnel éducatif, qui a longtemps travaillé à l’étranger. «Ici, les éducateurs ont une formation de base, non approfondie et non mise à jour.» Martine Kirsch, de l’association Ensemble pour l’inclusion, renchérit : «Souvent, parmi les équipes mobilisées auprès d’un enfant, les gens ne sont pas formés correctement. Être éducateur gradué ne signifie pas qu’on est spécialisé dans un handicap en particulier.»
Pour améliorer la situation, le ministre mise sur un nouveau cursus universitaire : un master en pédagogie spécifique serait sur les rails à l’université du Luxembourg, annonce-t-il, sans toutefois donner de date de lancement.
Mais ce nouveau cursus ne suffira pas, à lui seul, à solutionner la pénurie de personnel éducatif et psychosocial – éducateurs gradués, ergothérapeutes, psychomotriciens ou encore orthophonistes – à laquelle le Luxembourg est confronté depuis plusieurs années.
Des enfants privés d’aide parce que trop âgés
Désormais, plus d’autre choix que de privilégier la prise en charge des plus jeunes, quitte à laisser les grands sur le carreau : «Mon fils autiste de 15 ans est dans une école spécialisée… sans aucune aide spécialisée», résume cette maman, désespérée. «On lui a retiré son orthophoniste pour qu’il s’occupe des petits.» Une réalité constatée par de nombreuses personnes de terrain.
Ce manque cruel de professionnels qualifiés préoccupe le ministre : «Malgré des investissements conséquents et l’ouverture de 700 postes ces quatre dernières années, on est face à une pénurie et on ne peut pas recruter davantage pour l’instant», reconnaît-il. La législation de la fonction publique qui impose la maîtrise des trois langues administratives pour travailler dans les centres de compétences corse les choses puisque le pays est contraint de se priver des compétences disponibles dans les pays frontaliers.
Pour favoriser l’inclusion et espérer un jour vider les centres spécialisés de leurs élèves, la bonne volonté ne suffira pas : il faudra des ressources en nombre suffisant, des bâtiments scolaires conçus pour collaborer, et une meilleure communication entre tous les acteurs impliqués. En attendant, ce sont des générations d’enfants avec un handicap qu’on laisse au bord de ce long chemin.
Christelle Brucker
Eis Schoul : «Ici, c’est l’école qui s’adapte»
Ouverte en 2008, l’école fondamentale Eis Schoul à Luxembourg accueille 148 enfants dont 29 avec un handicap. Ils sont pris en charge au quotidien par une équipe pluridisciplinaire de 40 personnes, enseignants et professionnels éducatifs. «La différence principale par rapport à une école classique est notre temps de travail volontairement réduit à 30 heures par semaine pour laisser le temps nécessaire au travail en commun», explique Marc Hilger, enseignant et président du comité d’école.
Au sein de cet établissement public, l’inclusion n’est pas qu’un joli mot : «L’école s’adapte à l’enfant et pas l’inverse. On échange énormément, on trouve des solutions ensemble. Être réactif et physiquement proche de tous les intervenants auprès de l’enfant, c’est ça la clé du succès», résume-t-il.
Et la formule fait ses preuves : «La vie a changé du tout au tout pour ma fille», atteste cette maman. «Des enfants qui n’allaient pas bien dans le système classique s’épanouissent ici», affirme Marc Hilger. Impossible de généraliser ce modèle bien trop coûteux en ressources selon Claude Meisch, mais sans doute gagnerait-on à s’en inspirer.