Luc Schiltz et Germain Wagner joueront demain soir, sur la scène du théâtre d’Esch, Ein Bericht für eine Akademie/Qui a tué mon père, deux textes qu’un siècle sépare mais qui réfléchissent à la solitude et au désespoir social. Rencontre.
À quelques heures de la première, qui a eu lieu mardi soir au théâtre d’Esch, Luc Schiltz «essaie de penser à autre chose»… «Ou à rien du tout!», rétorque Germain Wagner, qui, à la différence de son partenaire sur scène – qui a notamment repris cet été le tournage de la saison 2 de la série Capitani, diffusée début 2022 sur RTL puis au printemps sur Netflix –, avoue ne pas avoir beaucoup travaillé depuis le début de la pandémie.
«La pièce était programmée pour mai 2020 et a été reportée pendant un an et demi. Nous, on n’a pu commencer à travailler dessus qu’en octobre», indique Germain Wagner. «C’est un sentiment bizarre, l’impression que c’est du réchauffé, alors qu’en réalité, c’est tout nouveau», complète Luc Schiltz.
Au théâtre, Luc Schiltz et Germain Wagner sont donc ensemble à l’affiche de Ein Bericht für eine Akademie/Qui a tué mon père, joué une nouvelle fois ce jeudi soir, où se mêlent deux textes : l’un, allégorique, de Franz Kafka (en allemand), dans lequel un singe devenu homme raconte son expérience devant une académie de scientifiques, l’autre, autobiographique, d’Édouard Louis (en français), où l’auteur pointe du doigt ceux qui ont «tué» son père, prisonnier de sa condition prolétaire. Les deux comédiens reviennent sur l’idée de la pièce et le sens nouveau que prennent les deux textes, publiés à cent ans d’écart, lorsqu’ils sont mis en relation.
Quelle est l’origine de cette pièce?
Germain Wagner : J’avais déjà joué le texte de Kafka au théâtre d’Esch il y a quatre ans, dans une mise en scène de Charles Muller, l’ancien directeur. Stefan Maurer, le metteur en scène de cette nouvelle version, est un ami, et je lui ai soumis l’idée de la rejouer. Il pensait que c’était une bonne chose, mais puisque le texte est très court – quand je l’ai joué, c’était un monologue d’à peine 45 minutes –, il a eu l’idée d’y ajouter le texte d’Édouard Louis, qui, comme celui de Kafka, n’est à l’origine pas destiné à la scène. Nous avons proposé l’idée à Carole Lorang, qui s’est montrée enthousiaste, et le projet a pu se développer.
En tant que comédien, je prends un plaisir énorme à changer de langue. C’est un challenge qui m’a tout de suite motivé
Cent ans séparent les deux textes. Que vous inspire ce rapport entre dominants et dominés, dont l’unique certitude semble être qu’il reste figé dans le temps?
Luc Schiltz : La nature humaine n’a pas changé, assurément. En cent ans, l’humanité n’a pas évolué à la même vitesse que la technologie; les deux textes montrent que certaines choses inhérentes à l’homme restent d’actualité. Chez Kafka, le personnage sort du règne animal pour devenir un homme, mais uniquement pour reproduire tous les côtés malsains de l’homme. Édouard Louis, lui, a réussi à s’extirper de son milieu défavorisé du nord de la France. Je ne sais pas ce qui est mieux ou préférable, mais au final, l’un des deux est parvenu à échapper à sa condition initiale.
G. W. : Chez Édouard Louis, c’est le père, et non le fils, qui se rapproche le plus du singe de Kafka… Par hasard, j’ai lu lundi les propos d’un scientifique qui disait que l’homme en tant qu’individu est capable de réfléchir et d’avancer, mais que la collectivité, dont il fait partie, n’évolue pas dans le même sens. C’est une vérité, et dans cent ans, ce sera différent, mais toujours vrai. Si on est encore là, bien sûr. Je parle de notre espèce.
Il y a une résonance particulière avec cette période de pandémie, où les inégalités sociales sont devenues encore plus profondes… Cela donne-t-il un autre niveau de lecture?
L. S. : Peut-être que cette pandémie a ajouté un autre sens à la pièce, mais encore une fois, les deux textes sont sortis à cent ans d’écart, bien avant le covid, et restent d’actualité. Je crois que dans tous les cas, ils ont la capacité de mettre les points sur les i. L’arrière-goût est encore plus amer, c’est certain, mais les textes sont ce qu’ils sont et gardent leur force, avec ou sans pandémie.
On a deux courants littéraires séparés d’un siècle, deux pays de cultures différentes, deux langues qui ne se ressemblent pas, et pourtant, on parle de la même chose.
La pièce est jouée en deux langues : Kafka en allemand, Louis en français…
L. S. : C’est un phénomène très luxembourgeois de pouvoir jouer les textes d’auteurs allemands, français, voire anglais, en langue originale. Parfois, pendant les répétitions, quand on n’était pas sûrs des mots, on se penchait sur les traductions, dans un sens ou dans l’autre, et on a remarqué que dans une traduction, les propos ne sont pas aussi poignants ou concis que dans une version originale. Ce qui m’a étonné, c’est que, bien que les traductions allemandes soient habituellement plus poignantes, le texte d’Édouard Louis est plus fort en français. Cela montre bien la qualité de sa langue, qui est très construite.
Comment avez-vous abordé la question du bilinguisme? Le passage d’une langue à l’autre a-t-il une fonction dramaturgique particulière?
L. S. : Je ne crois pas que le caractère bilingue de la pièce ait une incidence quelconque sur la dramaturgie. Mais, à bien y réfléchir, il est évident que la juxtaposition des deux langues ajoute à l’universalité du propos. On a deux courants littéraires séparés d’un siècle, deux pays de cultures différentes, deux langues qui ne se ressemblent pas, et pourtant, finalement, on parle de la même chose.
G. W. : Personnellement, en tant que comédien, je prends un plaisir énorme à changer de langue. C’est un challenge qui m’a tout de suite motivé. La langue de Kafka est assez ciselée, avec des phrases longues mais précises. Elle est différente de celle d’Édouard Louis, mais toutes deux partagent toutefois ce point commun d’être très directes. C’est quelque chose qui m’impressionne beaucoup. L’allemand, aujourd’hui, ne se parle plus comme Kafka l’a écrit, ni, probablement, comme il l’a parlé, pourtant, sur scène, on en fait une langue très vivante. Le singe de Kafka s’adresse à un public – l’académie –, et pour un comédien, c’est un plaisir énorme de pouvoir jongler avec un texte sinueux, avec des phrases d’une demi-page, et de découvrir tout le sens qu’on peut lui donner.
Pour en revenir à Édouard Louis, pour moi qui ai surtout travaillé en langue allemande et rarement joué en français sur scène, le challenge était différent, plus personnel : c’est en répétant le texte que je me suis aperçu qu’il était tellement plus simple que ce que j’imaginais en l’apprenant. Puis récemment, en venant à la répétition, Stefan Maurer a découvert que Kafka avait dédié Ein Bericht für eine Akademie à son père. C’est étonnant de voir qu’une nouvelle relation lie les deux textes : cela nous a fait nous dire que nous n’étions finalement pas trop loin de ce qu’il pensait peut-être en l’écrivant.
Entretien avec Valentin Maniglia
Ein Bericht für eine Akademie/Qui a tué mon père, de Franz Kafka et Édouard Louis. Mise en scène de Stefan Maurer.
Demain à 20 h. Théâtre – Esch-sur-Alzette.