Marco Tullio Giordana rendait visite au festival du Film italien de Villerupt ce week-end : l’éminent cinéaste politique a une actualité chargée, avec un nouveau film et un livre. Rencontre.
Dans l’ADN de chaque cinéaste italien, il y a un peu d’historien, un peu d’anthropologue», dit Marco Tullio Giordana, qui a dédié sa vie de cinéma à raconter l’histoire récente de l’Italie et à en décortiquer la société et ses travers, en se permettant même de percer quelques-uns de ses plus fameux mystères. Dernier représentant du cinéma dit «d’engagement citoyen» – un cinéma d’urgence politique qui a remué les esprits dans les années 1960 et 1970 –, il a fait doublement l’actualité ce week-end, avec la sortie de son nouveau film, Yara, sur Netflix, et celle d’un livre passionnant qui revient, film après film, sur toute sa carrière, Mes meilleures années. Le cinéma de Marco Tullio Giordana. Pour Oreste Sacchelli, auteur de l’ouvrage et directeur artistique du festival du Film italien de Villerupt, «Marco Tullio Giordana est un cinéaste dont j’ai suivi la carrière pas à pas. La logique de ses films est différente de leur ordre chronologique, comme un puzzle qui demande à être recomposé.»
En 2012, le film Romanzo di una strage, affrontait – enfin – l’attentat sanglant de Piazza Fontana, à Milan, le 12 décembre 1969, et l’enquête nébuleuse qui a suivi. Le commissaire Calabresi, chargé de l’enquête, fit arrêter de nombreux anarchistes, alors que les pistes semblaient plutôt se diriger vers les milieux d’extrême droite; l’un des militants de gauche, Giuseppe Pinelli, mourra pendant son interrogatoire, tombé du cinquième étage du commissariat. Oreste Sacchelli se souvient avoir vu «toute la dimension tragique de son œuvre» dans ce film, véritable document de reconstitution qui a pour but de dissiper le mystère, et a ainsi souhaité «mettre (s)on intention au contact de celui qui l’avait suscitée». Leurs discussions dureront six ans. Avec une précision, tout de même : «J’ai prévenu Marco Tullio que je portais le mauvais œil : après mes livres sur Roberto Benigni et (l’acteur) Maurizio Nichetti, tous deux ont arrêté leur carrière.» Après Romanzo di una strage, Marco Tullio Giordana envisageait d’ailleurs de se retirer de la scène. Depuis, il a réalisé quatre films : deux pour la télévision, un pour le cinéma et un pour Netflix, précisant qu’il a «signé (avec la plateforme) pour un film supplémentaire». Puis se tourne vers Oreste Sacchelli, sourire entendu aux lèvres : «Peut-être qu’en revanche, ce sera ton dernier livre!»
Engagement et compassion
Il est vrai que depuis son premier long métrage, Maledetti vi amerò (1980), qui a remporté le Léopard d’or au festival de Locarno, le terrorisme, la mafia et les machinations politiques sont le fondement de son œuvre. Marco Tullio Giordana se dit «orgueilleux de ne pas avoir de position politique», mais le discours engagé est une constante fondamentale chez lui, parfois due aux enseignements de la figure tutélaire de Pier Paolo Pasolini, tandis que dans d’autres circonstances, elle repose sur des expériences personnelles. Avec, au centre, la compassion comme exigence morale, qui l’amène à réfléchir sur la justesse, ou non, de s’apitoyer sur le cadavre d’un intellectuel de gauche comme Pasolini et pas sur celui d’un militant fasciste, alors que tous deux ont été sauvagement assassinés.
C’est la raison pour laquelle les figures de Pasolini et d’Aldo Moro, éminente figure de la droite chrétienne kidnappée et assassinée en 1978 par les terroristes des Brigades rouges, sont omniprésentes – ou plutôt «omniabsentes» – dans ses films. «Quand ils ont disparu – Pasolini en 1975, Moro en 1978 –, c’est comme si les deux boussoles de l’Italie avaient été détruites. Alors ces deux parties du pays ont commencé à dériver chacune de son côté, devenant des proies faciles pour Berlusconi et les ingérences étrangères», analyse le réalisateur.
Militant communiste dans sa jeunesse, Marco Tullio Giordana dit aujourd’hui n’avoir «aucune identification avec la gauche italienne» – moins encore avec la droite – mais sa position multiple d’artiste, d’historien et d’enquêteur en fait, pour ses détracteurs, un «casse-pieds», terme qu’il revendique. «Si l’on me dit que je ne peux pas dire telle ou telle chose, c’est bien qu’il y a quelque chose à cacher», note-t-il en définitive. Ainsi, quand il cherche à faire la lumière sur les circonstances de la mort de Pier Paolo Pasolini, dans Pasolini, un delitto italiano (1995), ou de dégager le nuage de fumée qui entoure l’attentat de Piazza Fontana et son après, il se montre en pleine possession de son esprit contestataire. Pasolini, Giuseppe Pinelli et le commissaire Calabresi, assassiné en 1972 par un commando d’extrême gauche, «ont été les victimes de quelque chose de plus grand qu’eux, qui fait partie de la grande machine politique», assure Giordana. «Cela peut ressembler à de la théorie du complot», poursuit-il. En réalité, ses films redonnent les justes nuances à ce qui a longtemps été montré comme tout blanc ou tout noir. Les thèses avancées dans Pasolini, un delitto italiano et Romanzo di una strage ont ainsi permis de s’approcher de la vérité.
Films de femmes
On réduit souvent la dimension émotive du cinéma de Marco Tullio Giordana à un film, La meglio gioventù (2003), fresque monumentale de six heures qui raconte le destin d’une famille italienne dans les heures les plus sombres de l’histoire du pays, entre le milieu des années 1960 et le début des années 2000. Mais le cinéaste affirme que l’émotion a toujours été le principal moteur de ses projets. Y compris celui sur Piazza Fontana, épisode historique qu’il a refusé d’insérer dans La meglio gioventù pour lui dédier tout un film. «Quand l’attentat a eu lieu, j’étais à une cinquantaine de mètres de là, confie le cinéaste milanais. J’ai entendu la bombe exploser, vu les ambulances, la police… Cela me concernait directement.» De plus, on apprend dans le livre d’Oreste Sacchelli que dans ses années de militantisme, il a connu l’anarchiste Pinelli et s’est fait interroger par le commissaire Calabresi après un sit-in auquel il avait pris part dans son lycée.
Romanzo di una strage a tout l’air d’être l’œuvre définitive de Marco Tullio Giordana, et il apparaît donc évident que ce dernier ait envisagé de mettre fin à sa carrière après ce film. Mais les quatre films réalisés depuis – Lea (2015), Due soldati (2017), Nome di una donna (2018) et Yara (2021) – l’ont vu se renouveler. Ses personnages ne sont plus des militants de gauche, des contestataires ou des immigrés clandestins, ce sont des gens simples, dont les fonctions dans la société restent modestes. Surtout, ce sont des femmes. La mafia et la politique sont toujours les Goliath contre lesquels les héroïnes doivent se battre, présentés maintenant du point de vue de la domination masculine, qu’elles parviennent à vaincre à la fin (là où tous les héros précédents de Giordana échouaient). Une façon pour lui de glisser l’idée que les autoritarismes ne sont plus seulement l’affaire des gouvernements, mais bien de toutes les franges de la société. «Il est très angoissant de voir que la littérature de science-fiction véhicule toujours l’image de sociétés dystopiques», observe-t-il, craignant qu’à force de marteler des prophéties terrifiantes, celles-ci se réalisent.
En parlant de prophéties, le réalisateur, toujours en avance sur son temps, ne prend pas au sérieux les critiques envers Netflix, qui produit son dernier film. «On entend partout que les plateformes sont en train de tuer le cinéma. Ce n’est pas vrai! Cela nous pousse à faire du cinéma différemment et il n’est pas intelligent de s’y opposer. La bataille à mener, c’est de demander aux plateformes de payer leurs impôts dans tous les pays où elles sont implantées.» Depuis vendredi, Yara, qui raconte un célèbre fait divers survenu en 2010, l’enlèvement et la mort d’une jeune fille de 13 ans près de Bergame, est donc sur Netflix, «comme dans une bibliothèque», s’amuse Marco Tullio Giordana. Déjà pionnier de l’abattement des frontières entre cinéma et télévision – les six heures de La meglio gioventù ont d’abord été projetées à Cannes, où le film a gagné le prix Un certain regard, avant d’être découpées en quatre parties en Italie pour le petit écran –, il raconte qu’en 1983, il a fait son premier film pour la télévision, Notti e nebbie, pour Rai2 en Italie et TF1 en France. «Un collègue m’avait demandé pourquoi je faisais cela. Mais quand nous regardions des films à la télévision, en famille, nous partagions les mêmes émotions qu’au cinéma. Alors, quelle est la différence?»
Valentin Maniglia
Yara, de Marco Tullio Giordana.
Mes meilleures années. Le cinéma de Marco Tullio Giordana, d’Oreste Sacchelli.