Comment favoriser la lecture du luxembourgeois, appuyer la richesse du multilinguisme et tisser des liens au pays comme à l’extérieur ? Les problématiques de l’édition nationale remontent en surface à l’aube de la Foire du livre de Francfort.
Un mur «bibliothèque» entièrement personnalisé par l’illustrateur Marc Angel (honoré du Buchpräis 2020), des conférences pour favoriser l’échange autour des problématiques actuelles, des îlots mettant en lumière ouvrages, éditeurs et auteurs… Le stand grand-ducal semble prêt du côté de Francfort où se tient, dès aujourd’hui et jusqu’à dimanche, la plus grande foire du monde dans le domaine de l’édition. Un rendez-vous «incontournable» pour Susanne Jaspers, ex-présidente de la Fédération luxembourgeoise des éditeurs, nécessaire en termes de «représentativité».
C’est pour cette même raison qu’en 2011, elle balançait un pavé dans la mare en plein salon (et dans la foulée, sa démission), dénonçant une mauvaise visibilité de ceux qu’elle défendait, s’attirant les foudres du ministère de la Culture et disloquant un peu plus un microcosme déjà fragilisé par des éditeurs voulant faire cavalier seul. «À l’époque, il fallait un petit coup de tonnerre pour que les choses changent. C’est tombé sur moi!», avoue-t-elle aujourd’hui, alors qu’elle se rend cette année à la «Buchmesse» avec capybarabooks, maison d’édition qu’elle porte à bout de bras depuis près de dix ans.
Le multilinguisme, une chance et un défi
Après cinq ans sans stand collectif, un retour encore sensible à Francfort en 2018 et l’année suivante, avant que la pandémie ne freine l’envie de reconstruction, les choses semblent être aujourd’hui rentrées dans l’ordre. Sur le site de la fédération, on compte ainsi pas moins de 23 maisons d’édition affiliées.
Selon son président Ian De Toffoli, «toutes sont présentes», avouant toutefois que «certaines sont plus actives que d’autres». Mais l’heure n’est plus à la division mais bien au rassemblement. «C’est important que l’on soit tous ensemble», appuie Christiane Kremer, de Kremart Édition. «Une compétition entre nous serait idiote», complète Susanne Jaspers.
Une grande famille, aux liens plus ou moins distendus, mais cimentée par la nouvelle structure pluridisciplinaire Kultur:LX, décidée à appuyer par tous les moyens qu’elle dispose l’«effervescence» créative propre au Luxembourg. En saisir les contours, les forces et les faiblesses, pour mieux lui donner une crédibilité en dehors des frontières, comme l’explique Jean-Philippe Rossignol, à la tête du département «littérature et édition». «Il faut renforcer la partie nationale pour mieux s’exporter» par la suite. Début octobre, il était d’ailleurs à Berlin, du côté de l’ambassade du Luxembourg, avec trois auteurs et deux maisons d’édition, afin de présenter et défendre «toute la vivacité» des acteurs locaux.
Avant de songer, donc, à s’imposer en Allemagne, en Belgique, en Suisse ou encore en France, il convient déjà de démêler les fils enchevêtrés de la production nationale, qui jongle entre les formats (fiction, non-fiction, jeunesse) et surtout, avec les langues.
En 2018, à Francfort, Guy Arendt, alors secrétaire d’État à la Culture, disait avec justesse : «Une littérature multilingue dans un petit pays est en même temps une chance et un défi. Une chance, car les multiples influences culturelles enrichissent la littérature. Un défi, car il est d’autant plus difficile de s’imposer dans le cadre d’un marché international.»
La langue luxembourgeoise cherche à se faire une place
Depuis septembre à son poste, Jean-Philippe Rossignol tire les mêmes constats, parlant lui de richesse et d’éparpillement. Soit «des auteurs et des éditeurs qui passent allègrement d’une langue à l’autre» et, par ruissellement, un environnement trop composite qui «a dû mal» à se lire et à se comprendre. Et au milieu, il y a aussi cette langue luxembourgeoise qui cherche à s’émanciper au cœur d’un pays qui ne lui rend pas la tâche facile. «Quand on a va dans les libraires, on voit d’abord tout ce qui vient de l’étranger», s’insurge ainsi Christiane Kremer. Idem quand on regarde dans les collèges et lycées, où l’on «accède plus facilement à la littérature allemande et française», toujours selon Jean-Philippe Rossignol.
On a la chance d’avoir de bons auteurs proches et disponibles sur tout le territoire
Un «combat» qui, avouons-le, ne date pas d’hier, et qui risque d’être encore «long», promet Susanne Jaspers. «En dehors des frontières, personne ne connaît les auteurs, ni les livres. Et au pays, le luxembourgeois n’est pas valorisé.» Avouant être «dans le dur sur plein de projets», chez Kultur:LX, on imagine la réhabilitation dans cet ordre : d’abord «tisser des passerelles» entre les langues et les différents représentants du monde de l’édition, puis se tourner vers les écoles et enfin l’international. «On a la chance d’avoir de bons auteurs proches et disponibles sur tout le territoire», soutient Jean-Philippe Rossignol pour se convaincre de la méthode.
L’improbable succès de la série Smart Kremart
De plus, pour lui, l’effort se fera collectivement ou ne se fera pas. «Les éditeurs font partie d’un même écosystème, aux objectifs semblables. Chacun est attentif au catalogue des autres, et cette envie de développement se fera à plusieurs. Ce n’était pas forcément le cas par le passé, où l’on trouvait des personnalités plus fortes, égocentriques. Là, on sent une volonté de faire front ensemble.» Une «énergie» qui se matérialise, au pays, notamment à travers de nombreuses séances de lecture et la présence aux foires «maison» (dont les Walfer Bicherdeeg, qui se tiendront fin novembre).
En outre, certaines initiatives, en ce qui concerne la langue luxembourgeoise, donnent de réjouissantes perspectives. Il y a eu notamment la récente réforme de l’orthographe, qui a mis fin aux discussions sur la façon d’écrire correctement la langue de Michel Rodange. Ou encore le succès de Smart Kremart (2013-2017), soit 20 petits livres au prix modeste vendus à 33 000 exemplaires dans tout le pays – ce qui a fait dire à Claude D. Conter, directeur du CNL de l’époque, qu’elle était «la série la plus réussie de l’histoire littéraire luxembourgeoise».
Son instigatrice, Christiane Kremer, évoque ici une volonté de «simplifier l’approche de la langue», afin de laisser les gens «lire le luxembourgeois» sans pression. Pour elle, tout le monde s’y retrouve, natifs comme immigrés et expatriés, surtout si l’on s’y prend tôt : «Ces derniers temps, dit-elle, on observe des changements dans les écoles, avec des enfants, pas forcément nés au pays, qui parlent en luxembourgeois entre eux. Et c’est une langue véhiculaire, qui se propage aux parents, à la famille».
Tournée vers la jeunesse et l’avenir, Kremart Édition sera d’ailleurs à Francfort avec D’Sandmeedchen, premier livre en format augmenté (réalisé en collaboration avec les Rotondes). «Un pas vers le futur» à l’image de tout un milieu littéraire : audacieux, moderne sans oublier les racines, et singulièrement différent.
Grégory Cimatti
Les dix éditeurs du Luxembourg présent
Éditions Guy Binsfeld
Éditions Phi
Éditions Schortgen
Zoom Éditions
Black Fountain Press
capybarabooks
Hydre Éditions
KIWI E. L. G.
Kremart Édition
Op der Lay
Francfort entre deux humeurs
La foire du livre de Francfort fait sa rentrée post-pandémie en présence d’éditeurs du monde entier revigorés par la résistance du livre durant la crise sanitaire. Après une édition quasi intégralement en ligne l’an dernier, la foire veut renouer avec l’effervescence qui en fait le principal rendez-vous international du secteur. Des restrictions sont toutefois maintenues, avec un nombre de visiteurs quotidiens plafonné à 25 000 (deux fois moins qu’à l’ordinaire) et un pass sanitaire requis.
«Ce n’est toujours pas une foire du livre normale», prévient son directeur, Jürgen Boos, mais c’est une chance pour l’industrie de «se reconnecter», après 18 mois sans grand salon professionnel, ajoute-t-il. Durant cette période de pandémie, le secteur du livre s’est «plutôt bien comporté», estime-t-il. Les restrictions qui ont accru le temps passé à la maison ont stimulé la lecture, notamment chez les jeunes. Aux États-Unis, par exemple, les ventes de livres imprimés ont ainsi augmenté de plus de 8 % en 2020 pour enregistrer leur plus haut en dix ans.
En Allemagne, plus grand marché du livre de l’Union européenne, les librairies ont développé les ventes en ligne, entraînant un bond de 20 % de leurs recettes sur internet, qui ont atteint 2,2 milliards d’euros. La vente de livres audio et numériques a également connu une croissance à deux chiffres. Les livres «se sont avérés être un support particulièrement résistant et populaire pendant la pandémie», selon Jürgen Boos. Toutefois, les professionnels du livre, dont le chiffre d’affaires annuel avoisine les 86 milliards d’euros, redoutent que ces bonnes nouvelles ne soient que passagères.
Pénuries de papier et de carton en vue
À l’approche de la période des fêtes de fin d’année, les éditeurs tirent déjà la sonnette d’alarme sur les pénuries de papier et de carton, les goulots d’étranglement dans les ports et le manque de chauffeurs routiers pour les livraisons.
«Je crains qu’à Noël, les gens ne puissent pas être sûrs d’obtenir rapidement le livre qu’ils souhaitent», a déclaré Jonathan Beck, le directeur de la célèbre maison d’édition allemande C. H. Beck, au quotidien financier Handelsblatt. Il a également prévenu que le prix des livres risquait d’augmenter.
Si le contrôle de la pandémie semble en bonne voie en Allemagne, la foire du livre reste marquée par la crise sanitaire : quelque 1 500 exposants de plus de 70 pays seront présents, soit bien moins que les 7 500 exposants de plus de 100 pays venus en 2019. Et à peine 200 auteurs feront le déplacement à Francfort.
Malgré tout, le Canada sera mis cette année à l’honneur avec la présence des auteurs Michel Jean, Michael Crummey ou de l’écrivain canado-haïtien Dany Laferrière. Margaret Atwood, figure de proue des lettres canadiennes depuis le succès mondial du best-seller The Handmaid’s Tale, participera en ligne à la manifestation.
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