Le sixième et nouveau film de Leos Carax, Annette, sort demain. Une comédie musicale écrite et composée par Sparks, duo explosif et toujours novateur qui explore son propre chemin depuis cinquante ans.
Qu’est-ce qui sépare l’homme de Sparks? Tout, ou presque. À commencer par se demander si Ron et Russell Mael sont bien réels, eux qui apparaissent en introduction d’Annette comme les fabricants de son univers factice, et que l’on retrouve plus tard dans les costumes de pilotes d’avion, telles deux forces intouchables qui ont le pouvoir de détourner leur récit comme bon leur semble.
Le duo a traversé un demi-siècle de musique, mais dans un espace-temps parallèle au nôtre. Aujourd’hui septuagénaires aux allures de dandys «new wave», les frères Sparks sont rarement cités parmi les meilleurs groupes de rock ou de musique électronique, mais font sans aucun doute partie des plus influents.
Avec sa réputation de «groupe préféré de votre groupe préféré», Sparks se définit par sa capacité à toujours être hors de toute convention normative en même temps qu’il est l’un des architectes de la musique de demain, le tout avec un rythme de travail vertigineux qui les a vus enregistrer pas moins de vingt-six albums dans leur carrière, sans qu’aucun ne se ressemble. Pour Giorgio Moroder, qui a produit leur album No. 1 in Heaven, Sparks pourrait incarner «le son du futur une seconde fois».
«Pour comprendre Sparks…»
«Pour comprendre Sparks, il faut les aborder sous l’angle du cinéma», affirme, dans un récent documentaire – encore inédit au Luxembourg –, Alex Kapranos, leader du groupe Franz Ferdinand qui a enregistré en 2015 un album commun avec Sparks, FFS. Depuis leurs débuts, les frères Mael ont apporté à leur art une touche cinématographique, dans leurs paroles – Ron compose, Russell écrit – et dans l’importance du clip comme prolongement de leur univers musical.
Avant l’avènement de MTV, avant les courts métrages musicaux de Michael Jackson et avant même Bohemian Rhapsody de Queen, Sparks a réalisé des clips stupéfiants, dont, en 1973, celui de leur titre phare, This Town Ain’t Big Enough for Both of Us. Depuis, au fil de leurs albums, leurs vidéos ont imité les bandes-annonces sensationnelles des films des années 1950 (When Do I Get to Sing My Way), fait appel aux techniques de «stop motion» (Édith Piaf (Said It Better Than Me)) ou de l’animation traditionnelle (One for the Ages)…
L’image a toujours été une façon pour les frères Mael de se mettre en scène, eux qui cultivent depuis leurs débuts une apparence qui détonne. Russell, avec sa voix haut perchée, joue la parodie du «chanteur à minettes», d’abord coiffé de cheveux longs et bouclés, comme Roger Daltrey (The Who) ou Marc Bolan (T-Rex), tandis que Ron se définissait surtout par sa moustache à la Chaplin, entretenant évidemment l’ambiguïté avec celle d’Adolf Hitler.
«Réveiller l’enthousiasme»
Un décalage hilarant qui se trouve aussi dans les paroles de leurs 300 chansons, de Girl from Germany – l’histoire d’un jeune homme juif qui présente sa copine allemande à ses parents, précisant que «c’est le même pays mais les gens ont changé» – à Pretending to Be Drunk, en passant par Tips for Teens – qui promet de donner des conseils aux adolescents, de ceux qu’on «ne trouve pas dans les magazines» – et I Married Myself. Mais qui renferme toujours un sous-texte glaçant, qui atteint des sommets de noirceur dans Annette.
Le nouveau film – et première comédie musicale – de Leos Carax, l’un des cinéastes contemporains les plus précieux, trouve ses racines il y a huit ans, après l’immense Holy Motors (2012), œuvre-somme autour de la vie et de l’art d’un auteur aussi rare – Annette est son sixième long métrage en près de quarante ans – que ses films sont copieux.
En 2013, donc, Ron et Russell Mael rencontrent Carax à Cannes, là où se font et se défont les réputations : un argument de taille, puisque trois ans plus tard, l’affaire Weinstein, qui trouve un écho dans le film, allait secouer le petit monde du cinéma. Mais pour les frères Sparks, c’est une rencontre qui réveille les fantômes de deux projets avortés, l’un à l’aube des années 1980 avec Jacques Tati, et un autre, une décennie plus tard, avec Tim Burton.
Annette, pourtant, sera bel et bien le premier film «des» Sparks : «Le cinéma a réveillé notre enthousiasme pour Sparks et réciproquement», confiait en juillet Russell Mael au magazine français Cinemateaser. Le cinéma français plus encore, puisque les plus Britanniques des Californiens portent dans leur ADN l’amour du cinéma européen : fascinés par les films de la Nouvelle Vague, ils ont également écrit et composé une pièce pour la radio suédoise autour d’Ingmar Bergman (The Seduction of Ingmar Bergman, 2009).
«Attitude arrogante»
Avec Annette, ils citent aussi bien Jacques Demy que l’opéra rock Tommy (1975), écrit par The Who et réalisé par le Britannique Ken Russell, et y insèrent leur fascination pour les marionnettes, qui apparaissaient en 1980 dans le clip de When I’m with You ou, quatre ans plus tard, sur la pochette de l’album Pulling Rabbits Out of a Hat.
Le film, malgré sa présentation en ouverture du dernier festival de Cannes et un casting illuminé par les prestations folles de deux stars, Adam Driver et Marion Cotillard, avait tout du projet très personnel d’un groupe anticonformiste et confidentiel : «On voulait travailler dans le genre (de la comédie musicale), y apposer notre empreinte et dire : voilà ce que devrait être le « musical« selon nous. C’est une attitude arrogante, évidemment», expliquait le pince-sans-rire Ron Mael. Heureusement pour Sparks, Leos Carax parle le même langage.
Sparks continue de fasciner parce qu’ils restent une énigme : musicalement, ils ont convoqué le glam rock, puis le punk, la new wave, l’eurodance, la musique classique ou encore l’opéra, toujours dans une volonté de se renouveler (ce qui a évidemment participé de leur mise à l’écart dans le paysage musical des cinquante dernières années).
«S’ils ne sont pas en tournée, ils enregistrent de la musique cinq à six jours par semaine», expliquait le réalisateur de The Sparks Brothers, Edgar Wright. «Leur réalité, en tant que Sparks, c’est d’être défini par leur travail (…) La ligne qui sépare Sparks de Ron et Russell est constamment floue.»
Valentin Maniglia
Annette, de Leos Carax.
The Sparks Brothers, d’Edgar Wright.
Sparks-o-rama
Peu de temps après Parade (1974), qui sera son dernier long métrage, Jacques Tati commence une collaboration avec Ron et Russell Mael, qui rêvent déjà de grand écran. Intitulé Confusion, le scénario, coécrit par Tati et son coscénariste habituel, le peintre Jacques Lagrange, avec la collaboration des Sparks, devait comprendre la mort de Monsieur Hulot, personnage signature du réalisateur – qu’il incarnait depuis 1953 et Les Vacances de Monsieur Hulot –, accidentellement tué en direct à la télévision.
Satire du monde du petit écran qui promettait d’anticiper de quelques décennies un monde prisonnier de l’image, Confusion arrivait à un moment où la santé de Tati allait être affaiblie et où le réalisateur préférait se concentrer sur des projets courts, moins ambitieux et donc plus faciles à financer. «Même si le film (avec Tati) ne s’est pas fait, indiquait Ron Mael, on a beaucoup appris de sa concentration et de son attention aux détails (…) Il n’était pas près de pouvoir faire financer le projet (mais) il restait totalement dévoué, comme si ça allait se faire.»
À la fin des années 1980 – et après une apparition dans le nanar Bad Manners (Bobby Houston, 1984), dont ils signent aussi la musique –, Sparks, qui a toujours eu un œil dirigé vers l’avant-gardiste Japon, souhaite adapter le manga Mai, l’histoire d’une petite fille aux pouvoirs psychiques, en comédie musicale. Le projet, pour lequel ils esquissent un scénario et composent la musique, intéresse Tim Burton, qui s’engage un temps avant d’être appelé par les sirènes de Disney. Le projet passe ensuite entre les mains de Francis Ford Coppola, avant d’intéresser à nouveau Tim Burton, mais ne sera jamais réalisé. Nouvelle déception.
C’est donc dans la musique que les frères Mael continuent de tisser des liens avec le cinéma, tout en restant éloignés du 7e art : ils dédient en 1994 une chanson au cinéaste hongkongais Tsui Hark, le même qui, en 1998, fera appel à eux pour la bande originale du film d’action Knock Off, avec Jean-Claude Van Damme, réimaginent la vie d’Ingmar Bergman, collaborent avec le cinéaste canadien d’avant-garde Guy Maddin… Avant, avec Annette, de briser enfin une malédiction.
V. M.
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