Si la chorégraphe a été mise en lumière par le Danzpräis qu’elle a reçu mi-septembre, elle aime aussi l’ombre, comme en témoignent ses «Invisible Dances», projet au long cours qui investit discrètement la ville de Luxembourg ce week-end. Entretien.
Dans un rire léger, elle précise, sérieuse : «Chut, c’est un projet secret !» Elisabeth Schilling, la plus luxembourgeoise des chorégraphes d’outre-Rhin, prévient le public qui tomberait par hasard, la nuit, en fin de semaine à Luxembourg, sur des danseurs aux déambulations et zigzags filmés et marqués de sprays colorés qui disparaissent à la première pluie. Tout l’objet des «Invisible Dances », lancées en septembre 2020 à Echternach et qui, une grosse année plus tard, revient au pays après avoir connu un beau succès à l’international.
Un projet qu’elle a initié pour répondre à l’immobilisme et à l’empêchement occasionnés par la pandémie (le tout dans le respect des normes sanitaires), qui, depuis, a fait des petits partout dans le monde, comme en témoigne la carte sur son site, enrichie des vidéos des performances nocturnes. À distance, et dans une discrétion qui lui est propre, elle a piloté des représentations de New York à New Delhi, de Santiago du Chili à Sydney, et dans d’autres endroits en Europe. Ce qui ne l’a pas empêchée de prendre un peu de lumière sur la scène des Capucins, auréolée du Danzpräis remis par la Grande-Duchesse Maria Teresa. Un plein d’émotions (et de travail) qu’elle raconte.
Il y a un mois, vous receviez le Danzpraïs. Un tel prix, est-ce important dans une carrière ?
C’est une reconnaissance ! Quand on travaille énormément des années durant, que l’on y consacre son temps et sa vie, voir que les gens le remarquent, ça fait du bien ! Et puis, ce prix n’a pas qu’une résonance nationale, mais aussi internationale, à travers le réseau de partenaires développé depuis le Luxembourg. En tout cas, cet honneur m’a donné de la force, de l’enthousiasme et du courage de poursuivre dans cette voie.
Lors de la cérémonie, vous avez particulièrement remercié le public luxembourgeois. Est-il différent des autres ?
C’est un public ouvert, qui n’hésite pas à se confronter à plein d’arts différents. On y trouve des gens cultivés, curieux, avec qui on peut facilement échanger. Et c’est important, dans ce pays, il y a toujours de l’espace pour expérimenter. Toute idée artistique est la bienvenue ! Moi, je me sens ici comme à la maison. En même temps, j’y suis tout le temps (elle rit).
Le Danzpraïs s’accompagne d’une somme de 10 000 euros. Que fait-on avec une telle bourse ?
C’est une somme importante, que je vais placer dans ma compagnie. Elle en a énormément besoin, surtout d’un point de vue administratif. Encadrer et soutenir tous les projets que je fais, c’est un travail conséquent.
Ce week-end, les Invisible Dances, dont vous êtes l’instigatrice, reviennent au Luxembourg. Pouvez-vous nous rappeler l’idée du projet ?
Durant le premier confinement, en 2020, beaucoup d’amis et de collègues étaient démoralisés, vu que l’on ne pouvait plus rien faire. Il fallait alors trouver d’autres concepts pour continuer à travailler, de manière différente. Un matin, au réveil, j’ai eu cette vision de danseurs qui avançaient dans la nuit, laissant derrière eux des traces colorées de leurs déambulations. Au début, je n’ai pas pris ça très au sérieux, mais quand j’ai raconté ça à ma mère, elle m’a dit : « Mais il faut que tu le fasses ! » Et je l’ai écoutée…
Et ça a vite pris ?
J’ai envoyé l’idée à mes contacts, et elle a fait son chemin. Grâce au Trifolion, le premier appui, on a pu concrétiser ce projet hors-norme, et comme chaque performance est documentée par un vidéaste, et mis en ligne dès le lendemain, il a vite gagné en visibilité. Surtout qu’il était un des rares, durant la pandémie, qui pouvait fonctionner dans n’importe quelle situation.
Vraiment ? Jouer dans différents pays, soumis à des politiques sanitaires drastiques, ça n’a pas dû être une mince affaire…
C’est vrai que ça n’a pas été facile. Déjà parce qu’il fallait tout gérer à distance. Il fallait donc que chaque projet soit carré, parfait, pensé dans le moindre détail. Sans oublier que face à l’évolution de la pandémie, il fallait être d’une flexibilité totale, et être prêt, du jour au lendemain, à repenser le concept. Du coup, alors que tout le monde était à l’arrêt, moi, j’étais à fond. Je n’ai pas eu le temps de déprimer !
Qu’append-t-on d’un tel projet ?
Énormément ! On s’ouvre à différentes cultures, contextes, pratiques aussi, comme l’art urbain. On a fait danser des jeunes, des mères de famille, des plus âgés, des handicapés… dans un souci d’inclusivité. Mieux, ça a remis en question ma façon de voir la création chorégraphique et sa diffusion. En travaillant avec le digital, et en incluant des artistes locaux, sur place, on a pu en effet réaliser des projets en Australie ou en Nouvelle-Zélande, et ce, sans voyager ! Étant sensible à la cause climatique, je compte bien poursuivre ce travail à distance, avec ou sans Covid !
Ces Invisible Dances, étaient-elles prévues pour durer plus d’un an ?
(Elle rigole) Non. Je devais, au départ, avoir seulement 1 000 euros en poche. Je me disais : « On va bien voir où ça va nous mener. » Mais en un rien de temps, c’est devenu comme un tsunami que je ne pouvais plus stopper !
Quelle a été la réaction du public, des villes que vous avez « investies » ?
En général, plutôt bonne, même si, étant loin des projets, je n’ai pas pu mesurer correctement leurs impacts. Mais oui, en amenant la danse dans la ville, et en proposant de l’art à un moment où rien n’existait, ça a été bien perçu. Et puis, on a proposé aux gens de jouer avec les traces des performances, de marcher sur les lignes, de suivre les zigzags… La participation était mise en avant, incitée même. Je reçois d’ailleurs toujours des dessins d’enfants chez moi. C’est touchant ! Je me nourris de cet échange, de ces allers-retours, d’autant en cette période de privation que l’on a vécue.
N’avez-pas connu de « mauvaise » expérience ?
Oui, un jour, dans l’ouest de l’Allemagne. Les gens se sont demandé ce que l’on avait fait de leur place! On a eu des messages du genre « mais ce n’est pas de l’art ! ». C’est vrai, c’est quelque chose de conceptuel, et parfois, cette appropriation des espaces publics – qui sont à tout le monde – peut être mal perçue. Personnellement, ça ne m’a pas blessée. J’y ai plutôt vu le pouvoir de ce projet, ludique, joueur, qui invite à la tolérance. Mais c’est vrai qu’il dépend des contextes culturels dans lesquels il se déroule.
Quand on envoie plus de 200 danseurs dans les rues du monde entier, est-il difficile ne pas avoir envie de les rejoindre ?
(Elle rigole) Justement, ce week-end, je vais aller danser avec eux ! Ce sont tous mes amis qui sont là (NDLR : participeront notamment Jill Crovisier, Sylvia Camarda et Gianfranco Celestino). Je peux difficilement ne pas les rejoindre ! Retrouver Luxembourg, après un si long succès international, ça me ravit !
Les Invisible Dances ont débuté il y a un an et un mois à Echternach, et reviennent au Luxembourg. La boucle est-elle bouclée ? Est-ce la fin du projet ?
C’était l’idée, oui. Mais on a tellement de demandes que ce ne sera pas la dernière ! Allez savoir quand la vague va s’arrêter…
Entretien avec Grégory Cimatti
Les Invisible Dances, c’est :
1 an et 1 mois de propositions
55 performances
14 pays du monde entier
Plus de 200 danseurs