La même chose, en différent. C’est le mot d’ordre qui le mieux définit la saga James Bond depuis que Daniel Craig s’est glissé dans la peau de l’espion britannique.
Avec ses cheveux blonds, ses yeux bleu électrique et son visage sculpté dans le marbre, l’acteur aurait pu, quelques décennies plus tôt, se retrouver de l’autre côté de la morale face à James Bond. Dans un monde que le 11-Septembre a rendu toujours plus paranoïaque, l’agent 007 n’allait plus être le héros invincible qu’il a été pendant quarante ans. C’est évident lorsque l’homme à femmes se fait émasculer par un Mads Mikkelsen furieux (Casino Royale); évident aussi quand, perché sur le toit d’un train lancé à toute vitesse, il prend une balle – tirée par sa collègue, Miss Moneypenny – qui le laisse pour mort (Skyfall). La capacité de l’humain à encaisser, à survivre, à s’échapper in extremis – tout en lâchant un bon mot pour la forme –, a disparu avec Pierce Brosnan, dernier James Bond «classique». Daniel Craig est un Bond définitivement moderne. Mais le moderne aussi finit, un jour, par décliner…
No Time to Die place au cœur du film l’obsolescence du héros, jadis à l’épreuve du temps et des balles, ici rattrapé par sa condition d’humain
Dans une saga où les technologies de pointe et les gadgets sont indispensables, Skyfall et Spectre, mettaient en évidence l’obsolescence des services secrets, dépassés par des méchants qui ont toujours plusieurs coups d’avance. De même, James Bond se doit d’accepter que la marge d’erreur, voire l’échec, sont envisageables. No Time to Die pousse ce discours un peu plus loin, en plaçant au cœur du film l’obsolescence du héros lui-même, jadis à l’épreuve du temps et des balles, ici rattrapé par sa condition d’humain, coincé par les sentiments, la vieillesse et la mort. Il n’est plus irrésistible aux yeux des femmes non plus. Pas seulement parce qu’il vit une histoire d’amour avec Madeleine Swann (Léa Seydoux), mais encore une fois parce que le monde a changé. C’est d’ailleurs une femme, Nomi (Lashana Lynch), qui a hérité du matricule 007 depuis sa retraite. Feignant à moitié l’indifférence, Bond lui lance : «C’est juste un numéro». À une autre époque, quand Roger Moore faisait des cabrioles sur la tour Eiffel (A View to a Kill) à bientôt 60 ans, Bond aurait dit la même chose de son âge…
La nouvelle 007 emprunte aussi, à sa manière, l’attitude de l’espion «old school», avec du charme, peu de pitié et juste ce qu’il faut de désobéissance pour la jouer solo. Bond, lui, ne peut plus sauver le monde seul, et doit se résoudre à compter sur l’aide des autres : les habituels Q (Ben Whishaw) et M (Ralph Fiennes), mais aussi et surtout, donc, des femmes. À Cuba, l’ex-espion se retrouvera au milieu d’une grande fusillade, aidé par Paloma (Ana De Armas), qui, comme lui, aime mélanger l’alcool et les flingues, dans l’une des plus grandes séquences du film. Et qui en dit long sur son nouveau rapport au sexe opposé : quand il doit enfiler son smoking, c’est lui qui demande à la femme de tourner le regard pour ne pas le voir se déshabiller, et jamais Bond ne joue le jeu de la séduction, quand bien même Paloma est vêtue comme la «James Bond girl» typique, moins faite de tissu que de chair. No Time to Die est à l’évidence le moins sexuel des Bond, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas sexy : donnons ainsi le crédit qu’elle mérite à la grande Phoebe Waller-Bridge, collaboratrice des scénaristes historiques Neal Purvis et Robert Wade, et à son regard féminin sur une saga jusqu’alors 100 % masculine. Une aubaine, quand on sait que Purvis et Wade sont capables certes du meilleur (Casino Royale, Skyfall), mais aussi du pire (Die Another Day, Quantum of Solace).
Aucun interprète de James Bond n’a eu droit à son «film d’adieu», mais Daniel Craig rime – presque – avec entorses aux règles, et No Time to Die lui devait bien cela. Ce vingt-cinquième film brise les codes dès le plan d’ouverture, la fameuse séquence du canon de pistolet, qui, pour la première fois, ne fait pas couler de sang après que Bond tire face caméra; au lieu de cela, sa silhouette disparaît dans un fondu au blanc. Dans l’introduction, scène qui voit habituellement l’espion finir sa mission précédente avec zéro perte et beaucoup de fracas, l’action est remplacée par l’émotion; le présent, par le passé, non pas du héros, mais de Madeleine, entamant un jeu de puzzle qui se met en place au long des 2 h 40 de film.
Car No Time to Die a l’ambition de fermer la boucle ouverte il y a quinze ans avec Casino Royale et la première apparition de Daniel Craig dans le costume de l’agent 007, en faisant fi des différences de qualité entre les films et des éventuelles faiblesses ou erreurs passées. Ce film en a, lui aussi, à commencer par son antagoniste. Pourtant brillamment interprété par Rami Malek, qui parvient même à donner quelques frissons dans le rôle de Lyutsifer Safin, le personnage a droit au récit de ses origines, mais ses motivations pour tuer Bond restent floues, tout comme les moyens par lesquels il est parvenu à mettre la main sur l’arme la plus dangereuse de la planète – un virus! – et à se payer une île entière comme repère à ses plans machiavéliques.
Le film de l’Américain Cary Joji Fukunaga se pose néanmoins comme un très grand moment de spectacle et d’émotion, qui met l’accent sur la transgression et la surprise, tout en apportant la dernière pierre à la mythologie Bond/Craig. Avec même des clins d’œil à de nombreux autres films de la saga, dont On Her Majesty’s Secret Service, à qui il doit beaucoup, et auquel il rend hommage, entre autres façons, dans sa capacité à être tragique. C’est la nouvelle règle du Bond moderne, et l’on s’y tient, cramponné à notre siège, jusqu’au bout. Un dernier tour de piste avec, certes, une nouvelle 007, mais un seul James Bond. Une règle historique, au moins, est parfaitement respectée : celle qui assure, après le générique de fin, que «James Bond reviendra». Dans une nouvelle enveloppe corporelle, donc.
Valentin Maniglia
No Time to Die de Cary Joji Fukunaga
Avec Daniel Craig, Rami Malek, Léa Seydoux, Lashana Lynch…
Genre action
Durée 2 h 43